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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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Dernière mise à jour : 25 avr. 2020

« J’aime bien. J’avoue, j’aime beaucoup. Cette poêlée de champignons, là, flambée au calvados, ce petit goût anisé de l’estragon avec la douceur de la crème, franchement, ça cartonne. L’omelette est parfaite, j’aime vraiment quand on rajoute une trace de fromage frais et beaucoup d’herbes dans l’appareil, l’estragon pour faire le lien sans écraser pour autant. Et vos patates déguisées pour donner du corps à tout ça, c’est de la haute voltige. Guillaume, on est d’accord, ce sera jamais suffisant pour la Méthode, mais comme on se régale et que tes copines ont un tas de questions de merdes à poser, ça fera la blague pour ce soir.

- Attendez qu’on sorte le plateau de fromages et vous verrez si vous avez pas assez bouffé pour votre fameuse Méthode, intervint Gloria. Un truc bien débile, au demeurant, mais plus rien ne m’étonne venant de vous. »

Le Président du Sénat éclata de rire, la bouche encore pleine de chair de pommes de terre. Il prit la bouteille de vin, remplit les verres de tout le monde, s’essuya la bouche avec la grande nappe à carreaux qu’il se nouait au cou chaque fois qu’il mangeait :

« Ce qui vous défrise, Gloria, c’est la simplicité de la chose. Vous autres, à gauche, vous essayez de manipuler des idées bien trop complexes. Donc vous manquez de méthode pour les exposer, parce qu’elles sont trop difficiles à appréhender en un coup d’œil. Vous pétez plus haut que votre cul. Ce qu’il faut, ce sont des slogans, des techniques simples, des choses qu’on puisse comprendre d’un coup. La propriété, la tranquillité, la sécurité. Et une bande de technocrates compétents et dociles pour mettre ça en application. Ce qui vous fait chier, c’est que ça fonctionne.

- Oh ! mais moi, je pense à des choses très simples. C’est surtout vous qui voyez des complications partout. Ma question est celle-ci, elle est immuable : comment faites-vous quand le gâteau ne grossit pas et que tout le monde veut sa part ?

- Le gâteau grossit toujours et je mange plus vite que les autres, répondit-il machinalement en se resservant en champignons et en pommes de terre.

- Vous ne prenez rien au sérieux, demanda Miranda ?

- C’est une bagarre, mesdames. Si vous n’êtes pas prêtes à ça, faut pas essayer de manger du gâteau. Ou inviter moins de monde à table.

- Vous êtes vraiment con ou vous le faites exprès ? s’agaça Miranda. Quand on vous dit qu’on use les ressources terrestres au moins deux fois trop vite chaque année, ça ne vous fait pas dire qu’à un moment, il y aura un problème.

- Ben si, je suis pas demeuré.

- Alors pourquoi vous ne faites rien.

- Parce que les humains s’en sortent toujours. Toujours. Il y aura bien quelqu’un pour avoir une idée brillante, les choses s’organiseront d’elles-mêmes en temps voulu. Pour l’instant, je vois pas pourquoi je m’emmerderais. »

Il s’essuya à nouveau la bouche, demanda à Guillaume de lui passer la crème et entreprit de déboucher une nouvelle bouteille de vin posée juste derrière lui, sur la desserte.

« Et avec le confinement, reprit Gloria, le ralentissement de l’économie, le fait que votre système soit en récession, vous n’avez pas envie d’en profiter pour démarrer autre chose ? Vous avez le pouvoir. Les choses ne vont pas magiquement s’améliorer d’elles-mêmes, la solution au problème du gâteau ne va pas tomber du ciel, et le problème pourrait bien venir vous péter à la gueule demain.

- Vous êtes un tantinet chiante, Gloria, avec vos histoires de gâteau et de solutions à trouver. Vos métaphores, si je puis me permettre, puent du cul et le problème est très mal posé. Déjà, le pire n’est pas toujours certain et, comme je vous l’ai dit, on s’organisera en temps voulu. Si j’ai tort, eh bien… tant pis pour moi et mes gosses. Mais le jeu en vaut la chandelle.

- Le jeu en vaut la chandelle ?

- Je vois pas pourquoi je me ferais chier pour dix espèces de grenouilles de moins et trois lucioles qui s’éteignent en Italie. Qu’est-ce que j’en ai à carrer ? C’est loin de moi. Aussi loin que les dinosaures, putain. Comprenez-moi bien : si ça ne m’affecte pas moi, réellement, ça ne pourra jamais affecter les électeurs. Vous croyez quoi, que les gens votent pour des gens qui veulent leur bien ? Pour des gens plus intelligents qu’eux, qui auraient des solutions pérennes ? Non, ils votent pour des gens qui ont les mêmes désirs qu’eux, et qui les réalisent : avoir une belle voiture, une vie facile, loin de la misère qu’on voit à la télé.

- Vous confondez la cause et la conséquence.

- Pas du tout. Ils veulent ça, ils veulent être dirigés par ceux qui leur ressemblent, pas par des saloperies de despotes éclairés dont les solutions, soit dit en passant, ne garantiraient en rien que leur vie anonyme et inutile prenne subitement du sens. Ni qu’elle soit meilleure en aucune façon. Vous vous prenez pour qui ? Vous me reprochez de détruire le vivant parce que je manque d’humilité, que je pense que l’homme mérite sa place tout en haut de la pyramide, mais vous faites bien pire : vous pensez que l’homme a en lui la solution pour n’être pas lui-même : un prédateur froid et conscient. C’est vous qui croyez à des chimères. Moi, si vous voulez, j’organise au mieux notre état de nature. Les dinosaures sont morts, la vie continue. Nous sommes là et j’en profite. Passez-moi le fromage, remettez-moi une petite patate et foutez-moi la paix avec vos conneries. Vous avez la belle vie, ici, regardez comme vous êtes bien.

- Là-dessus, on est pleinement d’accord. Vous avez fini votre diarrhée ? »

Guillaume était resté silencieux pendant tout cet échange. Il n’avait pas été très loquace pendant la soirée, mais il donnait le change au bon moment pour n’éveiller aucun soupçon :

« Gloria, franchement, on peut rester corrects, intervint-il. Vous voyez bien que les choses s’organisent petit à petit dans votre sens. D’abord sur le plan local, d’abord d’en bas, gentiment. On ne peut pas retirer ce qui a été acquis en deux cents ans, un lent combat pour que tout le monde soit à peu près à l’abri. Regardez la situation avec lucidité : ici, on vit bien, vous le dîtes vous-même. Vous vous contentez de peu, certains préfèrent vivre avec beaucoup : pourquoi les juger aussi durement ? Le message de sobriété se diffuse petit à petit. Nous réduisons nous-mêmes, à la tête de l’Etat, un certain nombre de choses, signe que la situation écologique et sociale est prise au sérieux. Mais il faut que les gens rêvent un peu, qu’ils cessent de se sentir coupable. Ce n’est pas comme ça qu’on va tous être plus à l’écoute de la nature.

- Bien dit, Guillaume, appuya le Président du Sénat.

- Regardez comme dans les têtes les choses ont déjà changé. Il y a dix ans, personne ne parlait plus d’écologie, c’était un truc de baba-cools perdus dans des limbes de haschisch et sentant le lait de chèvre. Maintenant, tout le monde en cause. Non, on ne prend pas de décisions règlementaires mais les idées circulent, elles s’ancrent dans le quotidien, et elles iront leur train. L’Homme a des capacités d’adaptation phénoménales. Laissez-le faire son chemin. »

Une putain de Mata-Hari, ce Petit Lapin, pensa Gloria à la fin de la tirade.

« Ca pose quand même deux ou trois problèmes, ce que vous dîtes, Guillaume, répondit-elle. D’abord, le temps, on ne l’a plus : le compte-à-rebours est fini, la bombe pète en ce moment-même. Ensuite, ça ne pose pas de souci à votre conscience, le fait que vous soyez responsable d’un bouleversement tel que jamais aucune espèce vivante n’en a jamais provoqué ?

- Signe qu’on est sacrément balèzes, et qu’on trouvera les solutions à temps, coupa le Président du Sénat en se servant abondamment dans le plateau de fromages. Bon, mesdames, c’est pas que je m’emmerde en votre très charmante compagnie, mais minuit est passé et je vais bientôt reprendre mon carrosse pour Paris. Merci encore pour ce délicieux repas, c’était une sacrée réussite.

- Vous prendrez bien un bout de gâteau avant de partir, tout de même ?

- Evidemment, je ne vais pas vous laisser avec ça.

- On prend un petit calva pour pousser le reste avant le dessert ?

- Volontiers. Trinquons à cette sympathique rencontre.

- Prenez ce petit palet sablé aux épices avec le verre, vous verrez, ça accélère le mouvement, dit Gloria en tendant un joli gâteau mordoré.

- Allez, merci. Je lève mon verre à cette soirée et, je l’espère, à votre discrétion, mesdames.

- Vous pouvez compter sur nous sur ce point, sourit Gloria. »

Le Président croqua dans le palet à pleines dents, mâchonnant bruyamment, ouvrant la bouche pour enfourner un premier verre de calva, puis un deuxième. Il engloutit le gâteau en deux bouchées avant de tonner :

« Bon, quand est-ce qu’on passe au dessert ? »

La suite, on la devine aisément : vingt minutes plus tard, Miranda ramenait la brouette dans le salon. Petit Lapin, Gloria et elle chargèrent Tête-de-cul, qui venait de sombrer dans un profond sommeil et l’emmenèrent dans la grange pour sa première nuit à la ferme.

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