top of page
Rechercher

25

  • Photo du rédacteur: Pierre Marescaux
    Pierre Marescaux
  • 5 mai 2020
  • 6 min de lecture

« Y songions-nous quand nous avions seize ans, qu’on nous enjoignait de prendre notre autonomie tout en nous interdisant l’indépendance ? Il fallait choisir notre avenir, savoir ce que nous désirions, nous rendre responsables de nos propres vies. Et dans le même temps, du même coup, il fallait accepter de rentrer dans le moule, de rentrer dans le jeu social : nous montrer responsable à l’égard de la société qui nous abrite. Reproduire le modèle, nous inclure dedans, nous y sentir à l’aise.

« Quelle chance, par ce choix professionnel, par cette orientation, tu pourras être responsable de ta propre vie, tu pourras te sentir libre » ; et, conjointement, « dépêche-toi de faire ce choix, ce n’est pas très responsable de ta part de ne pas savoir où tu vas, de ne pas faire les efforts à l’école pour avoir plus de choix - tu es responsable de ce qui t’arrive. » La responsabilité, comme principe d’émancipation et comme carcan, piécette complexe avec laquelle nous jouions, au fond de nos poches d’enfants, et prenions nos décisions à pile ou face. Conscients et inconscients, toujours et en le même temps, voyants aveugles, constamment déchirés. »

Je n’ai pas peur de leur dire ces conneries-là. Je pourrais leur lire du Paul Eluard ou des rapports de biologistes, si je sentais qu’il fallait le faire. Je sais qu’ils m’écouteraient avec la même attention, parce qu’ils ont confiance en ma parole. C’est le contrat, entre eux et moi, désormais. Encore un contrat.

J’ai les foies.

Ma sœur est une célébrité, elle aussi, je suis tenté de la nommer à la santé mais est-ce que ça aurait un sens ? Ca va très vite dans ma tête.

« Ce que je veux dire, c’est que la matière est complexe, que les choix que nous devrons faire ensemble sont difficiles, forts, sans précédents. C’est parce que je dis que ces choix sont à faire ensemble que je prends la parole ici, à l’Assemblée Nationale, dans la maison du peuple, et non dans les bureaux du Premier Ministre. Ces choix, il faut les faire sans sentir une machine qui nous broie ou un œil qui nous juge, il faut les faire avec joie, sans culpabilité. Il faut que nous prenions ces décisions parce que la fiction que nous avions construite, celle de la croissance sans limite, de la consommation pour la soutenir, a été rattrapée par le réel. Cette fiction humaine, si nous n’agissons pas, nous devrons en payer le prix – nous, nos enfants, nos petits enfants. »

Je m’en veux de parler des gamins. C’est un peu dégueulasse…

Je vois le caméraman, devant moi : c’est la première fois depuis le début de la crise sanitaire que je prends la parole avec quelqu’un d’autre dans la pièce. Je ne suis pas le seul être humain ici. Avec leur foutu protocole, nous sommes même plus de dix dans ce salon. Règles sanitaires mon cul.

C’est formidable, cette période sans tribune. J’aurais pu faire ce discours devant trente mille personnes, attendre les applaudissements, sentir l’énergie de la foule et que chacun devant moi nourrisse sa propre envie de l’électricité collective. Je dois faire autrement, être ici seule porte-parole de quelques-uns et faire en sorte d’agglomérer des millions d’individus. Y croire. Continuer à penser que j’ai raison sans avoir devant moi des milliers de regard pour m’y encourager.

« Aujourd’hui, 11 mai 2020, nous devions reprendre le travail, retourner à l’école, relancer la machine. Le départ soudain du Patron de la République a changé la donne. »

Je repense à César, seul, au milieu de la pâture, il y a deux jours à peine. Machin s’était avancé vers lui, enroulé dans son drap. Au sol, à un mètre du Patron, le petit pistolet de nacre et, juste à côté, la douille retombée miraculeusement du ciel exactement à cet endroit. Dans la légère odeur de poudre, César continuait à rire en regardant son Groupe l’abandonner et nous voyant, nous, nous approcher de lui. Nous l’avions relevé et emmené à la grange, rapidement. Miranda, Tête-de-cul, Eusèbe et Petit Lapin s’étaient rhabillés.

« Aujourd’hui, 11 mai 2020, nous devons imaginer que demain sera tout autre. Nous avions entendu, au début de cette crise, que rien ne serait jamais plus comme avant mais nous avions tous compris, au fur et à mesure du temps, qu’il n’en serait rien. Les décisions, ou plutôt l’absence de décision du gouvernement, du Patron de la République, nous promettaient un destin court et ridicule, autant qu’il était simple et rassurant à accepter. Les événements de ce week-end ont tout balayé. »

En voyant détaler Le Groupe et après avoir envisagé à vitesse éclair le plus grand nombre de scenarii possibles, Miranda prit les choses en main. Elle attela les trois chevaux, m’ordonna de sortir les vélos. Je courus à la maison avec Petit Lapin pour ramener les bicyclettes. Quand nous revînmes, Tête-de-cul montait déjà Marsouin, son cheval favori. Miranda appliquait de petites tapes sur les joues du Patron qui n’arrivait pas à garder son sérieux et à répondre à ses questions. Ce coup de feu lâché dans l’air l’avait sonné pour un bout de temps et il tardait à reprendre pieds. Elle finit par lui décocher un bourre-pif plus solide et Petit Lapin eût juste le temps, en lâchant son vélo, de rattraper César qui chancelait. « Pas le temps de lambiner : tu veux grimper à vélo ou à cheval ? », lui demanda-t-elle une fois ses yeux revenus à leur place : « Mets-le derrière moi, je vais l’emmener », répondit à sa place Machin. Le Patron avait un peu repris ses esprits et, juché sur un canasson, tenait désormais Machin par la taille. « Vous allez me suivre. Nous allons faire un galop d’une dizaine de minutes, histoire de dégager la zone. Une fois là-bas, vous suivrez mes instructions. Vous avez tous vos téléphones ? » Nous partîmes dans le petit matin sur ces chemins que Miranda connaissait par cœur. Nous fîmes peut-être trois ou quatre kilomètres vers le nord avant de nous arrêter sur une route forestière un peu plus large.

«Aujourd’hui, 11 mai 2020, nous allons d’abord nous remettre doucement du choc. Laisser les choses s’organiser, réorganiser la fin du confinement en écoutant davantage les scientifiques. Continuer à débattre de façon structurée, sans tourner le dos à la représentation nationale. Nous n’allons pas subitement tous sortir dans la rue crier notre liberté : il nous reste à la conquérir. Mais après ce qui s’est passé ce week-end, elle devient possible. Si je prends la parole devant vous aujourd’hui, c’est pour vous appeler à rêver autrement. Cela vous parait peut-être aussi impossible que vous sentez à quel point cela est nécessaire. Mais grâce aux idées de chacun, à la lumière de cent mille grandes et petites choses que vous n’auriez pu, tout seul, imaginer, nous pourrons construire un avenir pour vous, vos enfants, vos petits-enfants, pour la Terre qui nous abrite. En accord avec le Président du Sénat et sous réserve que nous arrivions à un accord avec le Parlement, il m’a été proposé de former un gouvernement d’union nationale, dont le but sera d’organiser de futures élections présidentielles puis législatives, dans le but affiché de proposer une nouvelle constitution – suite à laquelle de nouvelles élections permettront à chacun de valider les choix proposés par les élus du peuple, porteurs enfin des espoirs et des idées du peuple. »

« Appelle ta sœur, Gloria, appelle ta mère, envoyez un SMS à un maximum de monde, dîtes-leur de se connecter sur le facebook de la Ferme et de partager l’info et la vidéo à un maximum de monde.

- La vidéo ? demanda Petit Lapin.

- Celle qu’on va faire maintenant. Avec César. Il a envie de parler, César, non ? »

C’est donc en pleine Forêt d’Icy, un samedi vers 8h du matin, que César, pantalon de sport et polo, aux côtés de Tête-de-cul, pantalon de toile et chemise en lin, déclara vouloir démissionner de son poste de Patron de la République, demandant à son gouvernement de démissionner et appelant Tête-de-cul à assurer l’intérim, gérer la fin de la crise sanitaire et prendre les décisions nécessaires à la réorganisation de notre vie politique.


L’ordre d’attaquer la Ferme n’avait encore pu être donné par le Secrétaire Général. Une fois rentré au Château d’Icy, il lui avait fallu du temps pour digérer ce qui s’était passé. Changé, douché, Le Groupe s’était retrouvé dans un bureau du Château pour une cellule de crise. Très rapidement d’accord sur la façon de procéder, le Secrétaire Général allait donner l’ordre de raser la Ferme, d’effacer les traces du Patron de la République et avait déjà tout un scenario en tête pour accuser le Mouvement du Vivant et ses sympathisants, quand on lui tendit un téléphone. César faisait sa déclaration.

« Hé merde. On remballe. »

Dans les voitures qui les ramenaient à Paris, les membres du Groupe postulaient déjà à d’autres emplois.






crédit photo : Alvaro Fernandez, de Pixabay

 
 
 

Posts récents

Voir tout

Comments


Post: Blog2_Post

Subscribe Form

Thanks for submitting!

©2020 par lesensdesresponsabilites. Créé avec Wix.com

bottom of page