top of page
Rechercher
  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

23

Dernière mise à jour : 5 mai 2020

« Whisky, soda, rock’n’roll », comme dit mon poète italien préféré.

La nuit sera longue.

J’ai emmené tout le monde dans la maisonnette de Machin. Eusèbe n’a pas trop compris pourquoi. Il est naïf. Comme si le Patron n’allait pas tenter un coup.

De la maison de Machin, on voit les limites nord et ouest de la propriété. On voit le mur qui nous sépare des champs de blé, au nord, et celui qui nous sépare de la forêt à l’ouest. Dans le mur ouest, à cent mètres de nous, il y a une vieille grille en fer forgé, que plus personne n’utilise jamais. De cette grille partait jadis un chemin qui menait, en longeant un ruisseau bifurquant au sud, à la bergerie royale, en passant juste avant par une espèce d’étrange cottage lui aussi propriété du domaine du Château d'Icy. On dit que les aristocrates prenaient ce chemin pour venir ici, dans notre propriété, où la maison de Machin servait alors de lupanar. Ils y perpétuaient un héritage séculaire où le peuple, sous les traits d’un petit page ou d’une paysanne, se faisait baiser pour arrondir ses fins de mois.

Le Patron aime le cottage. Il a sa chambre au Château mais je sais qu’il s’éclipse pour s’y rendre depuis qu’il a réinvesti pleinement cette propriété dans ses fonctions de villégiature patronale. Il fait les 500 mètres séparant le château du cottage à pieds, traversant son parc dans le calme, et se retrouve seul dans cette charmante petite maison dont l’étage lui est désormais réservé. Il a décidé de cela voilà un an, après avoir passé un troisième week-end à Icy depuis sa prise de fonction. Lors du séjour suivant, quatre jours au vert au début de l’été, il y avait passé une nuit. Aux aurores, il avait pris la route, était sorti de sa propriété pour parcourir le petit chemin.


Je soignai un arbre, ce matin-là. J’étais venu lui appliquer une pommade très tôt, au lever du soleil, comme j’en ai l’habitude. Alors qu’au profit d’un très léger vent qui nettoyait l’air électrique de la nuit, je goûtais une fraicheur et un calme retrouvés, j’entendis sa rumeur approcher. Ils se déplaçaient à trois, lui et ses deux gardes les plus proches, trois errances silencieuses mais concrètes de l’autre côté du mur. Je pouvais deviner qu’ils approchaient de moi et, au profit de ce rempart, je pus les sentir passer à quelques mètres à peine. Trente mètres plus loin, je n’entendis plus leurs pas et je vis, à la grille où le Patron s’était arrêté, deux mains puissantes soulever l’ouvrage de fer et le pousser doucement. Dans un léger grincement, le garde du corps parvint à ouvrir suffisamment la porte. Ses mains et ses bras disparurent et je vis le Patron entrer chez nous.

Je restai collée à mon arbre, invisible. Lui avança vers la maisonnette, doucement, sans ses gardes. Je perçus une légère agitation de l’autre côté du mur et le Patron se retourna. De sa main gauche, il sembla d’abord faire un geste d’apaisement en direction de ses gardes puis écarta sa veste main droite, laissant apparaître un ouvrage de cuir marron clair à l’avant de sa hanche droite d’où dépassait une petite crosse de nacre et d’or. Il laisse retomber ses vestes et reprit sa marche en avant.

Je compris l’agitation des gardes en voyant quelques secondes plus tard Machin, allongé nu sur sa terrasse. Il avait vraisemblablement dormi là et venait d’ouvrir les yeux, percevant sans doute l’arrivée du visiteur. Il ne bougea pas, regardant le Patron s’avancer vers lui dans le silence.

Arrivé à une vingtaine de mètres de l’ermite, le Patron fit un geste de la main à ses gardes, leur faisant mine de s’éloigner. Il enleva sa veste, la posa au sol ainsi que son holster et son pistolet, et continua à avancer. Machin se redressa, laissant apparaître dans la lumière orange et vert d’eau de ce matin de juillet son corps hermaphrodite. Il tendit la main en direction du Patron et l’invita à s’asseoir à ses côtés. Les deux n’avaient pas encore échangé un seul mot.

Je regardai abasourdie le Patron de la République s’installer à côté de Machin dans le silence frémissant de l’aurore. Après de longues minutes de cette contemplation, sous les vagues douces des arbres de la forêt et dans un air de miel et de chlorophylle, nous n’étions plus distincts les uns des autres. J’étais Machin et le Patron de la République et moi-même et le chêne que je soignais. J’étais la dernière goutte de rosée bue par le soleil, le ventre terreux des légumes du jardin, la pierre chaude où leurs mains s’entrecroisaient, là-bas, devant la maison de Machin, et ce curieux petit chat qui les observait en imitant la Sphinge. Je savais qu’eux aussi, sans me savoir, me ressentaient. J’étais toutes leurs émotions mêlées, je comprenais ce qui les traversait.

Quand le Patron se tourna vers Machin pour l’embrasser, je compris la violence absolue qui l’habitait. Machin le savait également : il enlaça le Patron en retour pour lui signifier ce savoir et y opposer son impavidité. Leur baiser fut long et je sentis le moment où le Patron croqua les lèvres de Machin comme on attaque un fruit. Quand ils desserrèrent leur étreinte, un filet de sang coulait sur la barbe blanche de Machin, qui essuya du pouce les traces laissées sous les lèvres patronales tout en lui souriant.

« Nous ne sommes pas que la somme de nos désirs. Nous sommes aussi la somme des désirs des autres », me dis-je, pratiquement certaine que c’était là ce que Machin murmurait à l’oreille de son amant, juste avant que celui-ci ne se relève pour disparaître par là d’où il était venu.

C'était il y a dix mois. Ce soir, le Patron est revenu, je le sens. Je le sens tout proche mais je le sens de toute façon depuis ce matin-là, où qu'il se trouve. Tout à l'heure, j'ai dit à Nina et Julien de partir dormir chez ma mère avec le Petit et j'ai vu, dans le sourire de Machin, qu’il savait ce que je savais. Je sais que le Patron ne peut plus abriter la somme de ses contraires et qu’il va devoir prendre une décision. Je sais qu’il est revenu ici pour régler ce compte, annoncer le résultat de son équation. Je sais le danger qu’il en résulte, car son mélange est instable et que le résultat comporte des inconnues.

Il viendra au petit matin, dans la brume fraîche de printemps. Il poussera la grille de fer forgée mais il ne sera pas seul, cette fois.

Pour l’heure, nous sommes là, Miranda, Petit Lapin, Eusèbe, Tête-de-cul, Machin et moi, affutant notre humeur au gré de l’alcool et de la danse. Il nous faut nous endormir ici, ensemble, serrés, dans un torrent de joie. C’est comme ça qu’on répond à la bataille. Notre plan est limpide, il jaillira de nous au moment opportun, après cette nuit de commune épreuve.

« Whisky, soda, rock’n’roll ».

46 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

26

25

24

Post: Blog2_Post
bottom of page