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  • Photo du rédacteur: Pierre Marescaux
    Pierre Marescaux
  • 4 mai 2020
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 5 mai 2020

« Xénophile ? Mais comment tu veux te faire aimer des masses en utilisant des mots pareils, tête de con. »

César s’énervait tout seul en remontant l’allée du château, semblable à un boxeur entrant dans la salle juste avant un combat.

« Xénophile. Fils de pute. Il va voir s’il sera aussi accueillant au corps étranger que je vais lui introduire ! »

Il avait passé une partie de la nuit à réécouter les derniers discours d’Eusèbe Daquin, à relire les notes de synthèse sur le Mouvement du Vivant, à essayer de comprendre les alliances politiques de ces dernières semaines. Il était chaud. Cette espèce de bellâtre en liquette de lin allait morfler. Petit Lapin allait prendre cher, lui aussi, et Tête-de-cul devrait contempler le massacre. Il allait leur rentrer dans le lard.

Ils étaient une quinzaine avec lui, quinze tenus au secret, quinze fidèles. Le Groupe. La quarantaine, sportifs, en pleine santé, le sourire éclatant, ils avaient écoutés le plan simple conçu par le Patron :

« On va tout faire par derrière. On va arriver par derrière, on va les prendre par derrière. Autrement dit, on remonte l’allée, on glisse le long de la bergerie, on se dirige chez eux en longeant le mur ouest, on passe par la petite grille et on les débusque un par un, en allant de la maisonnette jusqu’au corps de ferme, en passant par la grange. Discretos groove, comme des furets dégueulasses, on va les faire sortir de leur galerie sans qu’ils ne nous voient arriver. »

Et la suite ?

« Chers amis du Groupe, il s’agit de ce que nous préférons dans la vie : la suite, c’est un grand nettoyage de printemps. »

Le Secrétaire Général était un grand spécialiste de ces opérations. Le Patron aimant agir spontanément, il avait appris à retirer partout et en toutes circonstances les traces de son passage. Il avait avec lui tout le personnel nécessaire : Le Groupe avait été conçu et organisé pour ça. Certes, la mission du jour était un sacré défi, mais c’était jouable : quoique César s’apprêtât à faire, ils étaient excités par l’enjeu, et le Secrétaire heureux d’être leur Général.

Les voilà donc, quinze personnes à l’aube naissante, sortant du domaine du Château d’Icy, au pas de course, glissant dans l’ombre jusqu’à la grille de fer forgée oubliée derrière la ferme pédagogique. Ils avaient appris à ne jamais douter d’eux-mêmes, à ne jamais envisager la défaite. Tous avaient acquis cela sur les bancs de l’école, dans leurs entreprises, dans leurs collectivités, en échappant aux conséquences de leurs crasses.

Seuls deux étaient en proie au doute, deux qui n’avaient pas été nourris au même biberon. Ils ne faisaient pas partie du Groupe. Eux, c'étaient les gardes du corps, agents assermentés, nommés, entraînés et loyaux, mais pas faits du même bois. Ils interviendraient en cas de problème, comme une milice au sein du Groupe. Mais ce matin, ils avaient peur. Leur relative confiance les avait quittés progressivement en sortant de Paris, à mesure qu’ils approchaient d’Icy et plus encore à l'aube naissante, en courant vers cette étrange ferme.

Les consignes du Patron avaient été claires : il faut nous laisser la plus grande tranquillité pendant cette journée au vert. Ca voulait dire : on boucle les arrivées autour du Domaine du Château d’Icy sur deux kilomètres. Ceci avait pour conséquence d’isoler la ferme sans éveiller les soupçons. Il n’y aurait pas de journalistes pour venir les embêter, pas de badauds pour espionner. Le Groupe pourrait agir librement.

A l’approche de la grille de fer forgée, ils ne remarquèrent pas que les deux gardes du corps du Patron s’étaient arrêtés. Terrifiés, comme des lapins dans les phares d’une voiture, ou comme sous l’effet d’une décharge électrique, ils avaient arrêté leur course. Ils sentaient que tout ne se passait pas comme prévu. Ils étaient attendus. Quelque chose qui dépassait leur loyauté les obligeait à laissait filer Le Groupe devant eux.

Mais les quinze du Groupe poursuivaient leur marche, décidés. A l’heure où blanchit la campagne, leur équipée faisait taire alentour le réveil des oiseaux. Ils ne se signalaient pas par les bruits qu’ils produisaient mais par ceux qu’ils rendaient cois. Trop absorbés par leur objectif, ils n’entendaient pas cette nature muette sur leur passage. Dans leur course silencieuse, ils laissaient autour d’eux comme une brume électrique, un nuage de particules chargées. Ils devenaient, pour le monde environnant, une pure inquiétude, la prédation cachée sous le masque du vent.

La grille était à portée de main.

Je connais l’aube, ici. Je sais ce qu’elle recèle, qui elle révèle, comment elle s’organise. Je peux presque voir le voile d’eau tomber sur l’herbe, sentir les feuilles frémir sous la caresse de la rosée. Je peux sentir l’instant où les photons embrassent les boutons des fleurs et celles-ci s’étirer pour rendre ce baiser. Créature endogène, je ressens désormais ce qui est étranger à ce milieu, je perçois les modulations infimes chez mes congénères, j’appréhende par leur réaction ce qui n’est pas quotidien. Parfois, c’est ténu.

Ce matin, c’est flagrant.

A l’ouest, là-bas, il n’y a plus rien qui bouge. L’immobilité, comme une lèpre, ronge mètre après mètre. Les arbres se stupéfient. Dans la maisonnette, Miranda, Petit Lapin et Tête-de-cul dorment paisiblement, épuisés par la danse. Ils savent que je veille, Machin à mes côtés. Percevant mon inquiétude, il me saisit la main et me sourit. Quand je comprends qu’il sait ce qu’il faut faire, que ce ne sera pas à moi de décider de notre sort, je me calme immédiatement. Il se tourne à nouveau vers moi, en toute quiétude, et se lève.

Machin, nu, s’avance vers la grille, s’arrête à mi-chemin de la maisonnette et du mur d’enceinte et reste dressé là, dans toute sa magnifique ambiguïté. Le soleil perce à peine dans son dos, découpe une silhouette en pointillés sur la plaine. En arrivant depuis la grille, puisque je suis maintenant certaine qu’ils y seront incessamment, ils verront ce contre-jour merveilleux, le dessin singulier de ce corps unique qui n’aura, pourtant, aucun trait distinct. Ils sauront, sans savoir, qui se dresse face à eux.

Moi, je reste là, à le regarder, et j’attends. Tout est prêt pour enregistrer, comme prévu, l’arrivée de l’ennemi. Pourtant, je ne sais pas, j’ai l’impression que ça ne se passera pas comme imaginé. Je devrais sortir le téléphone de ma poche, vérifier que les connexions fonctionnent, que nous allons bien pouvoir filmer, consigner, transmettre l’attaque maintenant imminente. Mais je n’en fais rien. Ce n’est pas tant que j’aie peur de constater l’efficacité de leurs brouilleurs, que je craigne une possibilité de sabotage que je n’aurais pas envisagée. Je me dis simplement que ça ne se joue pas là et que je n’aurais rien à faire.

Le soleil monte un peu, précisant davantage le corps de Machin et son ombre sur le sol. Toute la végétation le long du mur ouest s’est tue, aucun oiseau ne bouge. J’entends leurs pas, désormais, à quelques mètres de la grille, puis je vois des ombres glisser devant elle. Ils sont là.

« Je vais leur en filer du circuit court », se dit César en laissant la moitié du Groupe se coller au mur de l'autre côté de la grille, juste avant d'entrer dans la propriété. « Directement du producteur au consommateur. Pas d’intermédiaire. Personne pour les faire payer à ma place. Je vais faire joujou à la marchande avec ces connards. »

Il avait prévenu Le Groupe : « vous me laissez la maisonnette, j’ai un compte personnel à régler. Vous allez tout de suite à la grange. Dès que Tête-de-cul est neutralisé, vous foncez à la ferme et vous vous occupez de maîtriser les autres. Vous gardez Eusèbe Daquin intact : je veux être là pour le travailler. » Mais alors qu’il se réjouissait déjà de pouvoir enfin appliquer lui-même la sanction à Machin, il perçut dans le regard de ses collaborateurs de l’autre côté de la grille une inquiétude inédite.

Le Secrétaire Général essaya de faire comprendre le problème à César en lui faisant signe de jeter un coup d’œil dans la propriété. Le Patron ne comprit pas tout de suite, puis finit par se pencher davantage pour regarder à travers la grille.

Il retira sa tête aussitôt, le soleil le frappant en plein visage.

« C’est quoi ce truc ? murmura le Secrétaire Général.

- Quoi ? Vous voulez pas foncer parce que le soleil est déjà levé ? Pas le temps de lambiner, tout le monde va finir par être réveillé et debout, là-dedans.

- Mais non, pas le soleil. Ce truc, là, au milieu du parc. C’est qui ? »

Le cœur de César se souleva. Il posa sa main droite sur le mur pour ne pas chanceler. Autour de lui, on perçut le trouble.

« César, qu’est-ce qu’on fait ? T’as pas vu qu’il y a quelqu’un qui nous regarde ?

- Si, j’ai vu, crétin. Un pauvre débile à poil au milieu d’une pâture, qu’est-ce que tu veux qu’il puisse faire contre nous ?

- C’est pas forcément malin d’attaquer alors que le soleil est contre nous.

- Putain de fiottes. Laissez-moi régler ça. Dès que je vous fais signe, vous rentrez et vous faites comme on a dit. »

A ce moment-là, le Secrétaire Général sentit quelque chose couler sur son front.

« Putain, il y a un oiseau qui t’as chié dessus. C’est dégueulasse !

- Vous allez fermer vos gueules, bande de cons ! Le Patron est déjà parti. »

Et c’était vrai. Distrait par l’événement fécal, la moitié du groupe n’avait pas fait attention au départ de César. Après avoir franchi la grille, il avança de quelques pas, dépassant les quelques rangées d’arbres qui séparaient le mur et la pâture devant la maisonnette. En pleine lumière, il s’arrêta, pile dans l’axe formé par l’ancienne entrée de la propriété et Machin.

Après quelques secondes, il reprit sa marche, mais s’arrêta à nouveau quelques mètres plus loin. Quatre membres du Groupe prirent sur eux de franchir la grille et de rester à couvert, au milieu des arbres de la propriété. Ils virent alors l’hermaphrodite, bras légèrement écartés, paumes vers l’avant, jambes jointes et genoux déverrouillés. Il regardait César avec douceur. Le Patron retira alors doucement son blouson, découvrant le holster et le petit pistolet d’or et de nacre qu’il portait toujours sur lui. Au loin, une femme noire, probablement Gloria Azizet, observait la scène sans bouger, assise par terre, dos contre la maisonnette.

La veste tomba au sol derrière César. Alors que Machin et lui continuaient à regarder, les membres du Groupe virent sortir trois personnes dans le contre-jour. En s’accommodant de la lumière du soleil, ils finirent par reconnaître Tête-de-cul, Eusèbe Daquin et Petit Lapin, avec une fille qui devait être Miranda. Ils étaient en sous-vêtements, ébouriffés, lents. Les membres du groupe sortirent leur arme mais le Patron leur fit signe de les ranger dans leur fourreau.

Machin écarta légèrement les bras. César saisit son pistolet et le pointa dans sa direction. Les compagnons de Machin ne réagissaient pas, ne faisaient aucun geste. Plus personne ne bougeait.

Machin fit un signe de la tête en observant les frondaisons sous lesquelles on trouvait les membres du Groupe. A cet instant précis, une pluie drue de déjections s’abattit sur eux. Dans l’effarement, les quatre sortirent de leur cachette. Ils étaient couverts de guano. De l’autre côté de la grille, les derniers hommes du Patron détalèrent.

A la vue de ses collaborateurs emmerdés, César éclata d’un rire franc. On entendit alors un coup de feu et on le vit tomber à genoux.

J’ai compris rapidement qu’il ne nous arriverait rien ce matin-là. Je voyais les gens s’agiter, César au milieu de la plaine ne lâchant pas Machin du regard. Je sentis arriver Miranda et les trois autres, mais je savais que personne ne risquait sa vie. Après le coup de feu, les derniers collaborateurs du Patron se retirèrent, méchante petite vermine couverte d’excréments. César restait là, les bras ballants, riant comme un dément au milieu de l’herbe.

Machin se retourna vers moi. Il me fit signe de lui apporter sa couverture. Je m’approchai de lui, le drapai.

« C’est à toi, maintenant », conclut-il.





illustration : "L'hermaphrodite de Nadar", photographie de Nadar, 1860

 
 
 

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