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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« Zéro amalgame, je vous jure ! Un exercice de pure fiction… »

L’air est étouffant en ce 15 août 1997. L’été est à la hauteur de ce que le jeune César en a imaginé : une longue suite de déceptions de vingt-quatre heures chacune. Seul ce roman de gare, dystopie potache grattée fébrilement pour distraire son ennui, lui a amené un léger réconfort. Ce roman, et l’amitié curieuse nouée avec Lionel Jospin. Envoyé sur l’Île de Ré pour digérer les déceptions du printemps, il a vu les jours défiler sans avoir la moindre prise sur eux, à telle enseigne que l’entretien quotidien avec son voisin d'occasion, à travers la petite grille de fer forgée dissimulée au bout de leur jardin, est la seule accroche que César garde sur son quotidien.

Il s’emmerde. Même quand il parle à Jospin, il s’emmerde. Mais ça le divertit un peu.

« Vous foutez pas de moi, César. Votre ironie, ça va deux secondes, mais bon… mettre tout le monde dans le même sac, tous les politiques… ne me dîtes pas que vous cédez à la tentation de penser que nous avons tous la même vision, César.

- Ben si, Lionel. Enfin, là, Monsieur le Premier Ministre, vous êtes un super exemple. Vous commencez plein d’idéaux, vous êtes communistes. Puis vous couchez avec Mitterrand dès 71. Vous savez très bien qu’il n’est pas pour le Grand Soir, vous ne l’êtes pas non plus. Bon, aujourd’hui, il n’y a tellement plus rien à se mettre sous la dent que par un concours de circonstance énorme, vous vous retrouvez propulsé Premier Ministre. Dites-moi en quoi vous aller mener une politique différente ?

- Ca va être une politique de dialogue social, de rassemblement de toute la Gauche, pour défendre les travailleurs dans une économie globalisée. Non, ça va être radicalement différent.

- Vous allez sortir du système capitaliste ? Vous allez prendre en compte l’enjeu écologique ? Vous allez proposer un truc qui permette de concilier notre présence, notre égoïsme fondamental, et l’épuisement des ressources ? Vous allez tenter ça ?

- Nous allons infléchir la marche de la financiarisation, tenter de peser de tout notre poids réglementaire sur les tentations d’enrichissement sans bornes de certains.

- On en reparle dans cinq ans. On verra si vous dîtes toujours que vous pouvez faire quelque chose en politique.

- Vous n’y croyez pas du tout ?

- Je pense que c’est le meilleur endroit pour se planquer jusqu’à ce que le monde nous pète à la gueule, c’est tout.

- Alors, pourquoi vous êtes-vous rangé du côté des bourreaux ?

- Regardez bien comment je termine au chapitre 25. Moi, je ne pense pas que j’aurais tout perdu dans cette histoire-là. Et puis, je sais pas, c’est quand même plus sympa que de me mettre dans la peau d'un sauveur à deux balles. »

Lionel Jospin feuillette machinalement les pages dactylographiées que César lui a transmises l’avant-veille.

« En tout cas, c’est chic de votre part d’avoir lu tout ça si vite, Lionel. J’imagine qu’on doit quand même vous emmerder avec la France même quand vous êtes en vacances.

- Oui, mais c’est pour ça que je viens sur l’Île de Ré : le protocole n’a pas ses habitudes ici, donc il a moins de prise sur moi.

- Vous en avez pensé quoi, de ce bouquin ?

- J’ai pensé que vous étiez sacrément inventif. Ces histoires d’ondes à bloquer, de visioconférences, de chaînes d’informations en continu, de virus mystérieux, de planète épuisée… non, vraiment, très inventif ! On peut même vous trouver du style et une façon assez clairvoyante d’imaginer le monde dans trente ans si le politique ne remplit pas son devoir.

- C’est gentil.

- Vous avez l’air triste. Vous êtes triste que je vous dise ça ?

- Non, mais si mon prof de khâgne avait pu penser la même chose… lui, il ne croyait pas que je pouvais entrer à l’ENS. Il me disait d’arrêter d’écrire. Il me disait que je n’avais aucun talent là-dedans. Qu’il me voyait réussir si seulement je réprimais mes envies d’écriture.

- Je ne vous suis pas bien. Vous lui avez envoyé ce roman ?

- Oui, j'ai envoyé le bouquin. Mais c'est pas ce que je voulais dire. Ce connard m'a sabré pendant deux ans, il ne voulait même pas que je passe le concours. Je lui faisais honte. Il a pas eu tort, je me suis planté comme une merde. Maintenant que je ne peux plus espérer l’ENS, et comme mes parents m’ont envoyé ici pour me punir, je me suis dit… oh ! je sais pas. Fait chier.

- Vous vous êtes dit quoi ?

- Que je lui ferais lire ça. Je sais, c’est pas de la grande littérature, mais je suis allé au bout de l’idée et puis quand même, c’est un peu rigolo, quoi. Je voulais qu’il me dise un truc gentil.

- Et il vous a répondu quoi ?

- Il m’a écrit : « Cet écrit me confirme que vous êtes fait pour rentrer à Sciences-Po. Vous n’êtes pas un penseur, pas un auteur, mais vous ferez un très bon homme politique. »

- C’est ce que j’ai fait, Sciences-Po. Et regardez, ça ne mène pas à une vie si horrible.

- Je vous aime bien, Lionel, mais il faut regarder les choses en face. Soyez lucides, bordel. Si vous voulez, on en reparle dans vingt ans, quand je serai Président de la République.

- Parce que vous allez suivre cette voie, vous allez écouter votre prof ?

- Evidemment. Je suis pas débile. »

Sous le ciel d’août, les deux comparses n’ont plus grand chose à se dire. L’air est poisseux, ils se sentent aussi gênés par eux-mêmes que par la présence de l’autre.

« C’est peut-être pour ce soir, l’orage, prédit Lionel.

- C’est ça, ouais, acquiesce mollement César. »

Nouveau silence inutile. César fait mine de rentrer chez lui.

« Tout de même, César, pourquoi vous n’avez pas terminé ce roman ?

- Mais il est terminé.

- Par l’image de vos collaborateurs qui vous lâchent et cherchent un autre boulot, comme des rats qui quittent le navire ?

- Vous utilisez l’image animalière qui vous plait, hein. Moi je dis : comme des chats qui retombent sur leurs pattes. Ca reste avant tout des petits fils de pute ! »

Après un rapide salut, César allume une cigarette qu’il écrase aussitôt. Jospin a déjà disparu derrière le mur qui sépare les deux propriétés.

« Il a raison, ce connard de prof. Je sais même pas fumer… », murmure-t-il entre ses dents tout en pissant sur le mur.



en illustration, "Paris VI, Rue du Regard", crédit photo : Mbzt

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