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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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Dernière mise à jour : 23 avr. 2020

« Khmers verts ? Non mais putain, il mériterait qu’on lui fasse bouffer ses couilles en salade. »


Chez Eusèbe Daquin, porte-parole trentenaire du Mouvement du Vivant, on se préparait à intervenir. Vingt-quatre heures à peine que le Président du Sénat avait disparu et déjà leur mouvement était dans le collimateur. Il avait suffit de trois ou quatre tweets ces derniers mois à propos des positions du Président du Sénat sur la chasse – tweets assez vifs, il est vrai – pour qu’on les soupçonne d’être liés à l’enlèvement. « On » étant, en l’occurrence, cette race de fin limiers qui dispensent et commentent en temps réel l’information, devançant les enquêteurs de la gendarmerie. Sur les plateaux télés, les suppositions allaient leur train à grande vitesse et le flot de conneries des présentateurs se déversait avec une absence de retenue assez réjouissante :

« Avant de retrouver Eusèbe Daquin, leur porte-parole, d’ici quelques secondes, pouvez-vous justifier ces accusations graves de terrorisme ? s'enquit le présentateur auprès du spécialiste-maison.

- Oui, j’ose le dire, appuya l'expert, nous avons affaire à des gens qui se sont toujours réclamés d’une forme de terrorisme. Ecoutez, on ne diffuse pas les photomontages qu’ils font sans avoir dans la tête des idées extrêmes et des façons de faire à l’avenant. Je dis que nous sommes en présence d’un groupe très dangereux, qui attendait que la Nation soit affaiblie pour l’attaquer davantage. Donc, non, je ne retire pas ce que j’ai dit, je parle bien de khmers verts, des gens qui comptent nous amener à leurs idées par la force. Si ces gens-là n’aiment pas leur condition d’humain, qu’ils retournent avec les singes dans la forêt. »

Eusèbe Daquin voyait l'expert s’échauffer, sa cravate semblant se resserrer autour de son cou à mesure qu’il dressait son réquisitoire. Le pauvre était pivoine et s’épuisait tout seul. Eusèbe sourit largement en pensant aux autres militants de son mouvement. Si seulement présentateurs, journalistes et spécialistes d’occasion s’étaient renseignés, ils auraient pris le Mouvement du Vivant pour ce qu’il est : un alliage sympathique et disparate de dépressifs moyens confondant militantisme et groupe de soutien, usant de photoshop comme d’une forme d’art-thérapie pour des publications d’une portée et d’un goût douteux – leur série la plus célèbre étant une galerie d’animaux pris en photo, la tête remplacée par celle d’hommes politiques ayant pris position pour leur chasse ou leur abattage. Le Mouvement du Vivant, c’étaient quatre ou cinq cents adultes de tous âges, derniers soixante-huitards n’ayant pas tourné casaque, gérants d’AMAP aux ongles noirs et aux mains calleuses, enseignants en école Montessori, personnel paramédical sous-payé, maltraité, ayant découvert la semaine précédente les bienfaits de la permaculture, personnes fragiles au bord du suicide à chaque acarien écrasé sous leur pas. Ou, comme lui, filles et fils bien nés ayant acheté à trente ans un bout de terre pour le transformer en camping nature, dans l’Aveyron ou la Drôme, grâce à l'énième héritage d’une vieille tante sans enfants.

Pour autant, ce conglomérat improbable était devenu sa famille et professait des idées rigolotes. Le succès de leurs entreprises sobres mis en perspective avec les données scientifiques sur l’état de la planète offrait à Eusèbe une assurance nouvelle qu’il comptait mettre à profit dans l’interview, qui commençait :

« Non, nous ne sommes pas les barbares que vous prétendez, commença-t-il après les échanges de politesse. Nous défendons le vivant, c’est-à-dire que nous mettons simplement en question ce dogme, cette croyance que l’Homme est supérieur à la nature, aux autres espèces, et qu’il peut donc user librement et sans contrainte de toute créature comme d’une ressource.

- Ce qui signifie, en clair ?

- Mais c’est déjà clair : nous demandons un respect de tout ce qui est vivant sur cette planète, ce qui aura pour conséquence de la rendre habitable, plus longtemps, pour nous aussi.

- Très bien, mais que faites-vous des besoins de régulation des populations de lapins, de sangliers, que sais-je encore ? On sait que nous avons besoin de réglementer tout cela, afin d’éviter les dégradations ou l’envahissement par des espèces endémiques.

- L’humain doit apprendre à retrouver une juste place dans son écosystème. La nature se régule très bien toute seule, en tout cas mieux que lorsque nous intervenons sur elle : les crises actuelles que nous vivons, réchauffement, peut-être ce virus, en fournissent des preuves convaincantes. »

Eusèbe était surpris de sa propre aisance, comme du fait qu’on lui laissait finir chaque phrase. En vérité, s’il était effectivement bon, le spécialiste était épuisé par les heures d’antenne précédentes. Il fallait qu’Eusèbe en profite.

« Que répondez-vous à ceux qui prétendent que vous êtes liés à l’enlèvement du Président du Sénat ?

- Ce sont des accusations ridicules, sans fondement. Nous ne cautionnons aucune violence physique contre qui ou quoi que ce soit.

- Pourtant, votre communication est pour le moins… vive, releva le présentateur.

- Elle est à la mesure de l’urgence, de la gravité de la situation. Par ailleurs, si certaines de nos actions, portraits ou messages, ont pu paraître durs, nous n’avons jamais eu recours à la violence physique. Nous sommes dans une volonté de dialogue, d’échanges, pour un véritable processus démocratique et un changement en profondeur des consciences. Cela ne pourrait s’acquérir par la force.

- Néanmoins, on vous sait très opposés aux positions du Président. Donc vous comprenez bien que les soupçons pèsent sur vous.

- Mais non, nous ne comprenons pas. Pas du tout.

- Enfin, tout de même, soyons sérieux », intervint le spécialiste, dans un soubresaut de poisson perdu au fond d’une bassine vide, « nous avons tous vu les images dans les boucheries, où vous en venez aux mains avec les commerçants. Vous ne pouvez pas vous faire passer pour des oies blanches.

- Pour rappel, nous ne faisions que répondre aux agressions subies lors d’expulsions par la force des commerces où nous manifestions.

- Les spectateurs jugeront d’eux-mêmes, mais on vous voit clairement porter la main sur ce boucher, par exemple. Je dis bien vous, Eusèbe Daquin, chef de leur mouvement.

- Ecoutez, cet homme m’avait empoigné et étranglé avant de me rejeter contre sa vitrine. Quand il a levé la main à nouveau, j’ai réagi et un coup est parti, c’est évident. Mon intégrité physique était en jeu. Les témoignages concordent et la justice a été faite sur cet épisode.

- Encore une fois, je laisserai les spectateurs juger, mais vous ne pouvez pas dire que vos positions sont modérées. Elles sont extrêmes.

- Nos positions, comme vous dites, alertent quant à la gravité et à l’urgence de la situation, je le répète. Non, on ne s’en sortira pas avec des mesurettes et oui, le changement profond requis sera rude, mais il est aussi porteur d’espoir.

- Il y a un consensus global des Français sur la nécessité de respecter les gestes barrières, de rester chez eux, de laisser le gouvernement travailler. Vous faites partie des rares contestataires : trouvez-vous cela responsable, de votre part ?

- C'est totalement faux. Nous ne contestons pas le confinement et je ne vois pas en quoi nous ne laissons pas le gouvernement travailler. Nous demandons simplement de prendre en compte l’urgence écologique, climatique, dans la façon d’imaginer le monde d’après. Nous leur proposons des idées dont nous espérons bien qu’ils sauront se saisir. Ce n’est pas comme si nous réclamions leurs têtes au bout d’une pique.

- Mais enfin, l’essentiel sera de nous relancer, en l’état, il faudra peut-être s’appuyer sur ce que nous savons faire, sur des entreprises solides et un système globalement efficace, quoiqu’un peu pesant. C’est justement le moment de ne pas changer, cela paraît très évident.

- Nous sommes tout à fait d’accord sur le fait que nous sommes solides et efficaces et je crois que chaque Français pourra porter sa pierre à l’édifice du changement. Nous croyons en chacun d’eux, en chacun de nous. Venez sur nos réseaux sociaux, nos sites, regardez ce que nous avons changé, transformé pour le bien de tous dans nos communes, chez des particuliers. Venez, vous aussi, monsieur, lire nos communications et celles des scientifiques : vous ne pouvez pas réclamer le statu quo et vous plaindre à la prochaine pandémie.

- Ne me prenez pas de haut. Nous sommes ici pour débattre. Vous n’avez aucune leçon à me donner, Monsieur Daquin, intervint le spécialiste, doigt menaçant vers l’écran de contrôle.

- Bon, écoutez, je crois que tout cela n’est pas très sérieux, répondit Eusèbe. On voit bien que vous êtes fatigué après toutes ces heures à l'antenne. J’invite tous les spectateurs, tous les Français, à nous rejoindre, parce qu’on ne peut pas se laisser faire comme à l’heure actuelle. S’il faut que nous soyons à la pointe de cette contestation parce que nous devenons visibles, nous la mènerons avec joie. Nous sommes innocents et porteurs d'un espoir immense. Je pense qu’il est temps de mettre fin à cette conversation, je vous remercie pour votre invitation et votre écoute. Merci. »

Sans attendre son reste, Eusèbe Daquin raccrocha la visio-conférence, stupéfiant le présentateur et le spécialiste, mais aussi bon nombre de spectateurs et de ses militants.

Eusèbe Daquin était certain que le pari du départ soudain avait été payant. Il avait raison. Il avait bien parlé, son air doux et décidé. Sa barbe était soignée. Sa chemise en lin, ses cheveux en bataille, son élégance naturelle firent le tour du net. On l’y voyait calme face à deux personnes hostiles. Eusèbe Daquin avait réalisé un exploit, en réussissant à aller au bout de chacune de ses phrases sans se faire couper, et avait gagné le respect de plus de la moitié des spectateurs. En allant sur les sites, en consultant les vidéos du Mouvement du Vivant, beaucoup verraient Eusèbe Daquin avec quelques célébrités populaires et consensuelles.

Le soir-même, le nombre de partisans du Mouvement du Vivant était multiplié par dix. Le lendemain soir, après trois nouvelles interviews sur les chaînes concurrentes, où le ton s’adoucissait au fur et à mesure, ils étaient plus de cent mille à les suivre, lui et son mouvement, sur chaque réseau social. Une courte vidéo où il expliquait, en trois minutes et avec de très beaux schémas simples, ses positions, avait été partagée un nombre record de fois.

Il se passait quelque chose.

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