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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« Laminer. Verbe transitif. Amincir une masse métallique en feuilles, lames, par forte pression. Au sens figuré, diminuer quelque chose jusqu’à l’anéantissement. »

Quand Guillaume revint pour la première fois à la ferme, après l’enlèvement, il n’avait que ce verbe en tête. Une semaine pleine s’était écoulée. A plusieurs reprises, il était passé à proximité de chez Miranda et Gloria, mais il fallait attendre un peu avant de pouvoir leur rendre visite sans risquer de faire capoter l'opération.

C’est seulement ce mercredi soir qu’il put enfin passer les voir. L’enlèvement avait rendu la semaine chaotique. Le Sénat était en état de siège. Guillaume avait craint un temps qu’on ne le place sous surveillance ou sous protection, mais une fois l’enquête de routine achevée, on lui laissa la paix. Il mentait admirablement durant les interrogatoires ou lors des échanges en cellule de crise, simulait l’inquiétude, le désarroi ou la colère avec brio. Du reste, il n’était pas le seul à feindre : le Président n’avait pas que des amis dans son équipe et la tranquillité qu’offrait son absence leur était, pour majorité, une bénédiction. Si l’activité avait été ralentie à cause de l’enquête, ils avaient tout de même pu sans souci se tenir à jour de tous les dossiers en cours, organiser leurs notes de synthèse et les transmettre aux homologues concernés, rester en contact étroit avec les équipes de l’Assemblée et celles du gouvernement et n’avaient même pas réellement perdu de leur influence.

En somme, la disparition de Tête-de-cul était une aubaine. Seule sa femme et ses enfants semblaient réellement touchés mais, grâce au confinement, Petit Lapin ne les croisait pas trop et ne subissait donc pas leur désarroi.

Pendant cette semaine, les soupçons s’étaient portés alternativement sur un groupuscule terroriste religieux et sur des mouvances écologistes extrêmes. D’autres fantasmaient sur un départ volontaire de sa fonction, un simple acte de lâcheté. On cherchait en vain quel véhicule avait bien pu emmener le Président lors de son départ. Pas un taxi, pas un collaborateur, pas une maîtresse qui n’aient un alibi tant soit peu solide, et pas un seul des innombrables témoins de l’enlèvement ne s’était révélé fiable.

Guillaume avait quitté le Sénat bien avant son mentor ce soir-là. Beaucoup de gens avaient pu en témoigner. Il avait pris la précaution de différer sur toute la soirée des envois de mails, pour preuve qu’il avait bien, tel qu’il l’avait déclaré à la gendarmerie, travaillé à son domicile parisien avant de rejoindre dans la nuit son appartement d’Icy. Avec sa bonne tête d’angelot et le nombre de pistes à creuser, ils n’avaient pas cherché la petite bête – Guillaume aurait donc la paix. Les employés de maison du Président avouèrent de suite que celui-ci avait pris l’habitude, depuis plusieurs soirs, de s’échapper pour deux ou trois heures. Ils trouvaient bien hasardeux pour un personnage de cette importance de quitter le nid sans ses gardes du corps, mais que pouvaient-ils y faire ? La gendarmerie n’avait rien à se mettre sous la dent que des rumeurs. Ils n’imaginaient pas le moins du monde la simple réalité des faits : Guillaume avait attendu le Président au croisement des rues de Tournon et Saint-Sulpice, pour partir en goguette, comme chaque soir depuis que le mentor avait décidé de lui transmettre sa Méthode.

Alors qu’après trois jours, personne n’avait encore revendiqué l’enlèvement, une organisation de fanatiques religieux basée au Mali s’en déclara la commanditaire. Même si les enquêteurs ne prirent pas très au sérieux cet appel, l’écran de fumée fut tel que dans les 24h qui suivirent, on lâcha totalement la bride à l’équipe du Président. D’autres éléments vinrent aider Gloria, Miranda et Guillaume : d’abord, on prêtait au Président une appartenance à certaines sociétés secrètes – desquelles Guillaume était très éloigné – et les services de renseignement jugèrent utiles de creuser cette piste ; puis remonta un soupçon vieux de quarante ans, né d’un passage à Berlin au début des années 70 et des supposées accointances avec des puissances étrangères. Dans aucun des deux cas, rien n’avait jamais été démontré. Mais cela multipliait les pistes et éloignait les enquêteurs de la ferme.

En conséquence de quoi Guillaume était totalement libre de ses mouvements depuis trois jours. Il pouvait regagner Icy sans faire l’objet d’aucun contrôle ni à son départ de Paris, ni à son arrivée à Icy.

Par précaution, il avait prévu un passage éclair à la ferme. Dix minutes, tout au plus, pour voir Tête-de-cul. Il savait précisément ce qu’il voulait lui dire.

« Laminer. Verbe transitif. Amincir une masse métallique en feuilles, lames, par forte pression. Au sens figuré, diminuer quelque chose jusqu’à l’anéantissement. »

Guillaume avait récité sa définition en arrivant au jardin. Le Président regarda son ancien petit protégé avec des yeux ronds :

« C’est quoi ces conneries ? Tu récites les pages wikipedia maintenant ?

- Je me suis regardé dans le miroir, un soir entre Noël et Nouvel An, le 27 décembre dernier pour être précis. J’étais pâle, déjà, dans cet hiver qui peinait à commencer. Ce jour-là, j’avais apposé ma signature sur des dizaines de courriers réglementaires, donné mon accord à autant d’injonctions stupides, je vous avais fait une énième synthèse sur le projet de loi de finances 2020 qui devait être voté le lendemain. Normalement, l’économie, ce n’est pas vraiment ma partie, mais je m’y étais collé de bonne grâce. Vous aimiez bien mon regard sur les propositions, disiez-vous. Je me suis vu dans le miroir en arrivant chez moi : j’avais la peau translucide les yeux rougis et gonflés. Comme souvent, comme ça arrive à tout le monde, j’imagine, je me sentais terriblement las, écrasé.

Vous savez que je n’ai aucun goût particulier pour la famille, que je n’ai pas réellement d’amis autour de moi, vous dites même que c’est une force. Mais là, arrivé à mon appartement, dans ce temps chiasseux et l'ambiance cafardeuse de mon studio, j’avais envie de la chaleur de mes proches. Je me suis demandé quand j’avais bien pu me couper de toute relation humaine, si à un moment je m’étais posé la question de ce manque-là. J’ai remonté le temps. Etait-ce en prenant les responsabilités à Icy ? Non, j’en étais déjà à serrer des pognes depuis longtemps pour me propulser dans ma quête vers le sommet. Etait-ce au moment où je suis entré à votre service ? Non, j’étais déjà habitué à travailler quinze heures par jour et à être réveillé à n’importe quelle heure pour n’importe quelle raison de merde. Etait-ce quand je suis rentré à l’ENA, ou à Sciences-Po ? Pas du tout, j’avais déjà pris l’habitude, au lycée, de me méfier du niveau de mes camarades. Etait-ce au lycée, alors, ou au collège ? Non, j’étais déjà un soldat. J’étais le meilleur. Sympathiquement, mais le meilleur. Le meilleur se doit de se déterminer très vite, de savoir ce qu’il veut faire des espoirs placés en lui. Le meilleur fait ce qu’il faut pour garder son avance sur ceux qui suivent. Ce faisant, le meilleur offre son cerveau. Je pouvais interroger ma motivation pour toutes mes activités, le constat restait le même : je n’avais jamais rien fait pour rien. Le sport ? Même si c’était à des niveaux ridicules, il y avait compétition. L’école ? Il fallait très vite déterminer ses goûts, questionner sans cesse son projet professionnel, et celui de rester le meilleur semblait tracé. « Tu veux faire quoi plus tard ? » Ce poids de l’auto-détermination dans notre système, ça m’a laminé. Au point que l’once de personnalité qu’on pouvait trouver en moi enfant a aujourd’hui totalement disparue. Si vous me demandez ce que j’ai envie de faire, maintenant, je vous répondrais que je ne sais pas. Je n’ai envie de rien. J’ai été laminé. J’ai été anéanti. J’aimerais juste savoir si je peux à nouveau exister.

- Guillaume, c’est évidemment la place que vous trouvez dans la société qui vous définit. C’est quoi cette crise à deux balles ?

- Vous avez sans doute partiellement raison. Mais je crois que c’est plutôt la façon avec laquelle je prends et j’occupe cette place qui me définit. Et pour l’instant, elle manque singulièrement de personnalité. »

Tête-de-cul était étrangement à l’écoute. Guillaume le dévisagea. Pour tout dire, il avait bonne mine, malgré un petit hématome sur la lèvre. La soirée d’avril était anormalement douce, il en profitait pleinement, digérant son repas avec la goutte de calva habituelle.

« Elles veulent que je signe un truc, Guillaume. Un papier où je dis sobrement que je me mets en vacances du pouvoir. Sans aucune autre explication.

- Vous avez l’air de considérer sérieusement la chose.

- Sérieusement, je ne dirais pas ce mot-là. J’ai des pulsions assez violentes concernant ces deux femmes, vous concernant. J’essaye de rester calme malgré tout, la situation peut s’éterniser.

- Je vais vous laisser, Monsieur le Président. On reparle très rapidement de ce que vous venez de me dire. Vous fréquentez un chemin que je connais. Passez une bonne nuit. A très bientôt. »

En repartant, Guillaume croisa les deux geôlières :

« Il t’a paru comment ? l’interrogea Miranda.

- A point. Il m’a à peine menacé, il n’a parlé ni de l’enquête, ni de la France, ni du boulot, ni de sa famille. Il m’a écouté.

- Demain, on l’emmène voir Machin.

- Oui, je crois que c’est le bon moment », acquiesça Guillaume en refermant la portière de sa voiture.

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