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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« Nous avons gagné bien plus que des sièges à l’Assemblée, mesdames, messieurs.

Nous avons gagné la possibilité de faire entrer la France dans le XXIème siècle. »


Sur le site du Parti du Patron de la République, on avait jugé bon de remettre ce discours en avant, après quarante jours de confinement. Vingt jours que le Président du Sénat avait disparu. L’enquête pataugeait. Les télévisions étaient passées à autre chose. La situation sanitaire stagnait : on continuait à mourir dans les hôpitaux et dans les EPHAD. A l’Assemblée et au-dehors, les lignes d’opposition bougeaient.

Le Ministre de l’Intérieur avait posté la vidéo de l’intervention du Patron sur son twitter, accompagnée de ce petit mot : « Discours du Patron de la République aux élus et aux militants de notre majorité, 27 juin 2017 : il faut nous souvenir du cap que les Français nous ont demandé de tenir. Merci Captain. » Le post et la vidéo inondaient maintenant les réseaux sociaux.

Eusèbe Daquin avait décidé de se farcir le discours en entier, il ne savait pas pourquoi au juste. Sans doute parce qu’aujourd’hui, il ne pouvait plus se planquer. Il était devenu pour le Patron de la République une espèce d’ennemi public numéro 1 et il faudrait à Eusèbe savoir éviter les balles tirées par ses porte-flingues lors des prochaines interviews. La vie d’Eusèbe était devenue comparable à un scenario de jeu vidéo : il lui fallait dézinguer les boss intermédiaires avant d’avoir le droit de démolir le vrai méchant. Il écoutait donc distraitement, tout en nettoyant son jardin.


« Nous avons gagné le droit, pour chacun, de trouver sa place, d’avancer sans peur, de libérer son énergie, sa créativité, ses envies.

Cette société dont nous avons dressé les contours, et dont nous rêvons tous, commence par votre engagement, sans faille, au projet qui est le nôtre, ce projet-France fait à la fois de liberté, d’envies, d’idées et de prises de responsabilités. Ce projet est fait des mille équipages qui partiront demain, guidés par mille capitaines déterminés, visionnaires, solides, à qui nous donnerons toute notre confiance pour qu’ils atteignent leur but. Cet esprit pionnier, c’est le mien, c’est le vôtre, vous, élus du peuple. Vous saurez les guider, les aimer, vous saurez répondre aux questions de tous ces capitaines, de tous ces gens qui prennent en main leur destin et celui de leurs proches - sans autre contrainte que celle de toucher au but avec ceux qui auront choisi de les accompagner.

Notre société, c’est la société du choix, c’est la société de la responsabilité individuelle. Attention, si ces choix et ces responsabilités impliquent bien au-delà de vous, il faudra savoir garder le cap et intéresser vos troupes au but du voyage. Il faudra être attentifs à tous, toujours. Savoir déceler les signaux de détresse des autres, autour de nous, les plus fragiles, parfois un peu perdus dans cet océan de la mondialisation. Mais tous, nous serons là, libérés et solidaires, heureux d’aller chercher de nouveaux trésors, de créer de nouvelles richesses. Nous sommes ici pour renouer avec ce courage français qui ne se laisse pas distraire par ceux qui n’ayant su aller nulle part sont en quelque sorte revenus de tout. »


Bien loin d’Eusèbe Daquin, mais dans le même temps, Petit Lapin s’était connecté et regardait à moitié la vidéo, tout en se disant qu’il aurait tout à fait pu écrire ce discours si son poulain avait été élu. La nouvelle façon de faire de la politique… finalement, ce nouveau Parti du Patronat de la République, en 2017, ç’avait été comme un pin planté devant un tas de merde : l’odeur de déjection avait fini par reprendre rapidement le dessus. Le coup de comm avait été remarquablement orchestré et il fallait leur reconnaître le talent d'avoir su faire croire à beaucoup qu'ils venaient d'inventer le premier désodorisant pour chiottes vraiment efficace.

Petit Lapin pensa à son rôle de l'époque, puis au sien aujourd'hui, depuis l'enlèvement. C'était très simple : il devait faire comme d’habitude. S’assurer que la vie au Sénat avançait le plus normalement possible. Seule nouveauté : à chaque occurrence du Mouvement du Vivant dans une conversation, il devait légitimer les questions soulevées par ses membres, tout en critiquant leurs méthodes. Et préparer ainsi la fuite des cerveaux vers la coalition Verts/La France Rebelle/Mouvement du Vivant qui se dessinait depuis une semaine. Lui était trop proche de Tête-de-cul : il lui faudrait rester discret quelques temps encore avant de changer de bord.


« Je le dis, et je voudrais que vous le compreniez : sachons retrouver notre liberté d’enfant, cette liberté de pirate, cet affranchissement des gens qui osent. Sachons désobéir aux carcans qui nous ont bridés. Notre programme, vous le connaissez aussi bien que moi, puisque vous l’avez défendu pendant cette campagne, et avant elle pour m’amener là où je suis, au Patronat de la République. Ce programme, nous allons le défendre coûte que coûte, malgré les esprits chagrins.

Prenons le pari, chers amis, mesdames, messieurs les élus : demain, ces esprits chagrins sauront reconnaître que cette libération des énergies, c’est la libération de l’homme. Que la libération de l’économie, dans l’écoute et la justice sociale, c’est un but nouveau, une chasse au trésor que le monde recèle et dont nous détenons tous une parcelle. La vie est merveilleuse. Sachons la respecter et en tirer les bénéfices. Sachons la vivre et l’offrir à nos concitoyens dans ce qu’elle a de simple, en privilégiant l’initiative au règlement. Trouvons la justice dans l’accomplissement et non plus dans l’attente. »


A Icy, la situation s’était considérablement détendue. Tête-de-cul ne pouvait pas accéder à ses mails, ni aux réseaux sociaux – il n’en connaissait pas les codes, de toute façon -, officiellement pour raison de sevrage. Mais Miranda et Gloria étaient elles constamment sur la radio ou sur ces réseaux, et elles avaient décidé ce jour-là, elles aussi, de creuser ce discours. « Ca revient à pelleter dans le néant », avait fini par pester Gloria.

Tête-de-cul n’avait plus entendu la voix chuintante du Patron de la République depuis son arrivée à la ferme. Elle ne lui avait pas manqué.


« La France est une grande et belle Nation, une Patrie unie de longue date. Je ne serai pas de ceux qui jouent les divisions pour s’insinuer dans les têtes ; je ne serai pas des cyniques qui isolent ; je ne serai pas, nous ne serons pas de ceux qui conjuguent la grandeur de notre Histoire seulement au passé. Nous la conjuguerons à tous les temps, dans un futur généreux, et un présent aux mains tendues vers nos partenaires européens, nos Frères dans la lumière de la Liberté, première force de cette trinité qui nous guide au fronton des mairies. Liberté, Egalité, Fraternité.

Sachons nous en souvenir.

Nous en souvenir dans cet ordre, mais en même temps. Avec gravité et en même temps dans la joie. Avec responsabilité de chacun d’entre nous, et en même temps, en engageant la responsabilité de tous.

Le chemin qui s’ouvre devant nous est difficile, mais nous avons gagné bien plus que des sièges à l’Assemblée : nous avons gagné la possibilité de rendre ce chemin beau, désirable.

Vive la République,

Vive la France. »


Dans les jardins de l’Elysée, on entendit le Patron hurler : « mais putain, qui a eu l’idée de me coller des abrutis pareils ! C’était il y a trois ans, ça ? Du vide, du vide, du vide de putain de sa race de mes couilles, et vous trouvez malin de ressortir ça aujourd'hui. Un tissu de métaphores pourlingues, un exercice de débile mental à qui on a offert « la poésie pour les Nuls ». La politique autrement… putain. Je suis entouré d’une bande de merdes. Vous n’êtes que des merdes. Vous le savez très bien qu’on va tous y passer. Alors autant se placer dans les premiers canots quand le bateau va couler. Bande de fils de putes. » Il rentra en trombe dans son bureau et n’eût même pas le loisir de soulager ses nerfs en claquant la porte : il y avait un employé qui le faisait pour lui.

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