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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« Partant de là, pourquoi s’user la nouille et chercher des solutions pour le plus grand nombre, alors qu’on va gentiment glisser dans le néant avec le reste de nos congénères ? Voilà ce que vous me dites. Hé bien, je peux vous expliquer. »

Le présentateur et l’expert vivaient un de ces moments de grâce qui n’arrive qu’une fois dans une vie médiatique. Le Président du Sénat était réapparu, et il était réapparu chez eux. Avant même celles des plus hautes instances de l’Etat, avant toute enquête du renseignement, avant toute intervention de la gendarmerie, il répondait à leurs questions, avec un langage qu’ils ne lui connaissaient pas.

Mais les choses allaient leur train inédit dans cette période à nulle autre semblable. Lors de leur deuxième jour de marche, un peu après 11h, et alors qu’ils longeaient sur la droite le Golf National, Machin et Tête-de-cul croisèrent la femme du présentateur vedette d’une chaîne d’information en continu - celui-là même qui avait interrogé Eusèbe Daquin en tout premier lorsqu’on le soupçonnait d’être impliqué dans la disparition de Monsieur le Président. Elle et lui avaient leur villa à moins d’un kilomètre de là et madame, une comédienne aussi célèbre que son mari, faisait son footing quotidien.

Elle avait vu Tête-de-cul de loin. De loin, elle s’était demandée qui pouvaient être ces deux vieux clodos errant dans cette banlieue friquée du Grand Paris. Rien ne correspondait chez eux aux canons du lieu. Mais il y avait quelque chose de familier chez le plus trapu des deux. A mesure qu’elle se rapprochait, sur ce chemin vicinal, les neurones se connectèrent et elle finit par avoir la certitude qu’il s’agissait du Président du Sénat, disparu depuis près d’un mois maintenant.

Sitôt croisé, elle envoya immédiatement sa géolocalisation à son mari en lui apprenant la nouvelle. Celui-ci lui demanda de filer le disparu, ce qu’elle avait évidemment anticipé. Elle lui décrivit la situation, l’homme étrange avec lequel Monsieur le Président se trouvait. Rien n’indiquait qu’ils venaient de quelque part ou qu’ils allaient dans un endroit précis. Ils semblaient marcher sans vouloir s’arrêter. Le chemin qu’ils parcouraient traversait sur des kilomètres champs et bois pour mener d’un territoire communal à un autre sans croiser réellement de lotissements.

Il fallait vingt minutes à la chaîne d’info pour organiser un duplexe, vingt minutes pendant lesquelles il ne fallait pas que Machin et Tête-de-cul soient repérés par qui que ce soit d’autre. Certes, rien n’indiquait que Monsieur le Président accepterait de répondre aux questions du journaliste qui arriverait incessamment, relais physique de la vedette restée dans les studios, mais le jeu en valait la chandelle.

Seize minutes plus tard, le journaliste et le cameraman dépêchés sur place alpaguaient gentiment la célébrité disparue. Celui-ci les accueillit le plus aimablement du monde, quoiqu’étrangement :

« Bonjour. Monsieur le Président, est-ce bien vous ? Acceptez-vous de répondre à nos questions ?

- Oui, c’est bien moi. Mais on m’appelle plutôt Tête-de-cul, depuis quelques temps, lui répondit-il dans un large sourire. Je répondrai à vos questions avec le plus grand plaisir, mais trouvons d’abord une place à l’ombre, voulez-vous ? »

Dès accord, le journaliste alerta la chaîne de télévision.

Le présentateur vedette annonça un scoop retentissant.

Il y eut deux minutes de pubs afin de préparer définitivement l’antenne.

Le responsable de la régie publicitaire rappela trois clients pour faire monter les enchères de la prochaine page.

Et l’interview commença.

« Nous vous l’annoncions il y a trois minutes à peine. C’est une exclusivité incroyable, sur cette antenne, un honneur autant qu’un moment inimaginable de notre vie nationale, une bizarrerie à la hauteur de cette période inédite, que nous nous apprêtons à vivre dans cette édition spéciale. Le Président du Sénat a décidé de s’exprimer sur notre antenne, librement et sans contrainte, dans un lieu qu’il préfère garder secret. Je précise que cette communication, totalement impromptue, n’a fait l’objet d’aucune tractation préalable et que nous la vivons comme vous, sur le moment, sans l’avoir rêvé même il y a dix minutes. Grégoire Poliveau, vous êtes avec le Président. Comment va-t-il ?

- Hé bien écoutez, cher Jean-Luc, il va bien, et même très bien, il se trouve avec moi sur ce sentier de la lointaine banlieue parisienne et nous allons lui parler de suite. »

Le caméraman pivota sur sa droite, faisant entrer dans le champs le Président du Sénat et son compagnon, qui n’avait pas daigné s’asseoir ailleurs malgré leurs injonctions. Ils étaient tous deux assis sur la souche d’un arbre abattu.

« Monsieur le Président, bonjour.

- Bonjour Grégoire.

- Première question : comment allez-vous ?

- Je vais très bien. En pleine forme.

- Monsieur le Président, vous le savez, vous vous en doutez, nous devons savoir ce qui s’est passé. Par qui avez-vous été enlevé ?

- Je n’ai pas été enlevé. Je me suis placé ailleurs.

- Vous voulez dire que vous avez quitté subitement et sans prévenir vos fonctions de Président du Sénat ?

- Tout à fait. Oh ! je ne vous dirai pas que je n’ai pas senti ici ou là un peu de contrainte lors de cette prise de décision, mais ma foi ! cette contrainte était bien moins forte que celle de ma fonction. »

A Paris, sur le plateau, on s’agitait :

« Monsieur le Président, intervint Jean-Luc, avez-vous mesuré la portée de votre geste ?

- Avez-vous mesuré la portée du vote de la semaine dernière concernant la rallonge à la loi de finances ? se contenta-t-il de répondre.

- Monsieur le Président, ne confondons pas tout : la France a le droit d’attendre de ses élus qu’ils gouvernent.

- Je pense avoir été moins dangereux ce dernier mois que je ne l’ai jamais été ces trente dernières années.

- Que voulez-vous dire ?

- Hé bien, soyons sérieux deux minutes. Vous le savez, j’ai insisté pour que les élections municipales se tiennent, alors même que je pouvais, que je devais me douter des risques sanitaires que cela nous faisait courir à tous. Soit. C’est une goutte d’eau. Conjointement, je pataugeais, tout comme le Patron de la République, incapable de prendre la mesure de l’événement. A ce moment-là, j’avoue, je panique comme tout le monde à l’idée de la récession. Et puis, ma foi, tel article scientifique qu’on prend au sérieux, qui nous amène à tel autre, puis à tel autre ; tel médecin qui vous alerte sur telle étude ; tel écologue qui parvient enfin à vous parler : vous finissez par voir la merde noire dans laquelle nous sommes plongés. Et en relisant quarante des cinquante derniers projets de loi que vous avez laissé passer, même si la majorité du Sénat n’est pas celle de l’Assemblée, vous vous rendez compte que vous avez foutu la tête de tous vos concitoyens dans le seau de merde. Vous vous rendez compte qu’aucune de vos décisions ne concourent à les sortir de cette mouise. Que vous avez augmenté la quantité de caca dans la cuvette. Que vous n’avez, réellement, jamais pris de décision politique, ni vous, ni le parti du patron. Partant de là, vous réfléchissez.

- Monsieur le Président, peut-on…

- Désolé, si vous pouviez fermer votre gueule deux minutes que je termine.

- Restez courtois.

- C’est ça, mais laissez-moi finir quand même. Bon, je reprends. Donc, c’est comme un réveil après une bonne nuit réparatrice : ce qui vous semblait obscur la veille devient clair le lendemain. Je me réveille un matin, après un repas entre amis, et je me dis : d’accord, c’est comme si on avait dit aux Français « baisse ta culotte, c’est moi qui pilote » mais qu’on avait les jambes trop courtes pour appuyer sur la pédale de freins. Je dis les Français, mais c’est vrai partout, hein, ce sont les bienfaits de la mondialisation. Ici, on crèvera tous dans le luxe pendant qu’ailleurs ils finiront par se bouffer entre eux.

- Monsieur le Président, on vous sent fatigué, on voit que ces dernières semaines vous ont changé.

- Changé, oui, mais fatigué, pas du tout. J’ai observé de loin ce qui se passait, je me suis rendu compte que, présent ou pas, rien n’avait changé dans la politique nationale. Tout au plus ai-je obligé quelques enquêteurs à faire des heures supplémentaires, mais c’est bien la seule chose que j’aie couté à l’Etat dernièrement. Avec mon train de vie, je pense même que les caisses se portent mieux depuis ma disparition. Mais reprenons, vous voulez bien.

- Tout de même, le changement est trop radical, chez vous, pour qu’il ne corresponde pas à un choc.

- Mais t’es bouché à l’émeri ou quoi ? Evidemment que j’ai subi un putain de choc.

- Je passerai sur votre discourtoisie, dont j’imagine qu’elle est la conséquence de secrets que vous ne pouvez révéler sur cette antenne.

- Oh, je n’ai pas grand chose à cacher. Je me suis barré en douce, j’aurais pu rentrer bien plus rapidement et facilement, j’ai rencontré quelques personnes délicieuses qui m’ont appris à avancer, et je n’ai pas tenu compte, pendant toutes ces semaines, du chagrin que je pouvais causer à ma famille. Cette dernière partie, je la regrette, mais je la pense aussi nécessaire que tout le reste : à mon degré d’implication dans le naufrage collectif, il fallait que je prenne un recul brutal pour comprendre ce qui était désormais important.

- Et c’est, Monsieur le Président ?

- Tenter d’infléchir la politique nationale pour qu’elle puisse accompagner l’effondrement.

- Vous êtes devenu collapsologue ?

- Je ne suis pas un scientifique. Mais je crois à l’effondrement, oui. Je crois aux faits qui sont exposés.

- Et vous pensez donc que les politiques publiques ne préviennent pas de cet effondrement supposé ?

- C’est une blague, cette question, ou vous êtes sérieux ? Quand vous accordez des aides phénoménales à Air France, à Renault, sans demander aucune contrepartie sociale ou environnementale, quand vous laissez le Medef ouvrir sa gueule et réclamer un moratoire sur les mesures écologiques pour relancer au plus vite la croissance, pouvez-vous pensez une seconde que vous cherchez à prendre des décisions politiques ? Croyez-vous que vous cherchez à gérer la cité ? A organiser la vie des citoyens qui vous entourent ? Vous organisez l’abattage à terme du plus grand nombre, et la survie du reste. Cela reste un choix politique, me direz-vous. Ca se discute, mais je pense qu’il ne faut pas pousser le cynisme jusque-là.

- Que voulez-vous dire ?

- Hé bien, le réflexe inconscient que nous avons, dans ce monde régi par l’économie, est le suivant : même si les situations sociale, sanitaire, environnementale sont intenables, il est trop tard pour faire marche arrière. Partant de là, pourquoi s’user la nouille et chercher des solutions pour le plus grand nombre, alors qu’on va gentiment glisser dans le néant avec le reste de nos congénères ? Voilà ce que vous me dites. Hé bien, je peux vous expliquer.

- Nous vous écoutons, Monsieur le Président.

- Appelez-moi plutôt Tête-de-cul, voulez-vous. »

C’est le moment que choisit la gendarmerie pour intervenir et couper court aux déclarations du Président.





en illustration : A deer hunt, ca.1775, Rajhastan

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