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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« Reste là, va, bien tranquille. On voudrait pas que tu te fasses un tour de rein. »

La raillerie de Miranda n’atteignit nullement sa cible. Petit Lapin restait dans le vague tandis qu'elle et Gloria déplaçaient le bois mort depuis le sous-bois jusqu’à la grange où elles le faisaient sécher. Un peu plus loin, le Petit jouait avec Terminator, le joli chat tigré qui trainait depuis six mois chez Machin.

« Il vous a dit pourquoi il partait ? Il a donné un plan, une marche à suivre ? s’enquit Petit Lapin auprès des deux femmes.

- Non, il n’a rien dit, répondit Miranda.

- Et ça ne vous pose pas de problème ? Il est parti, vous risquez de voir la gendarmerie débouler ici d’une minute à l’autre, aucun stratégie pour la suite, rien de rien... Toute cette histoire d’enlèvement aura servi à quoi ? »

Petit Lapin gardait les yeux dans le vide, mais sa voix était assurée, et même un peu trop forte.

« Petit Lapin, je crois que tu vas te calmer un peu et regarder la situation en face, répliqua froidement Gloria. Le plan, c’était justement de voir ce qui allait se passer sans trop prévoir. Puisque rien ne fonctionne des alertes rationnelles, provoquer une crainte irrationnelle de plus, mais différente : c’était ça le plan, uniquement. Quant à risquer quelque chose, personnellement… je ne crois pas. Honnêtement. Ils vont remonter jusqu’à toi, c’est probable, tu risques de perdre ton boulot, ou au moins l’appui de ton groupe et de ton conseil. Mais de stratégie, on n’en a pas construite. Pas pour te sauver les miches. Et toi non plus, tu n’y as pas pensé. Maintenant, comme tu es ici, tu peux nous donner un coup de main.

- Oui, pardon », s’excusa Guillaume en se dirigeant vers le bois mort.

- Mais on te parle pas de ça, crétin, rit Miranda. Gloria veut parler d’Icy, de la Mairie, de comment on peut faire alliance différemment. C’est le bon moment pour infléchir la politique locale.

- C’est-à-dire ?

- Pour un animal d’une espèce dont on dit qu’elle s’adapte très facilement, t’es pas bien souple du cerveau, camarade, railla Gloria. Réfléchis à ta majorité municipale. Vous êtes combien d’élus ?

- Vingt-quatre, je crois.

- Combien sont fans de toi, et se masturbe en pensant à ton avenir national ?

- Les deux-tiers.

- Combien auront foi en toi plus qu’au parti ?

- Une petite moitié, pas les plus influents.

- Dans l’opposition, il y a combien d’élus ?

- Onze, dont huit de votre camp.

- Douze et huit, est-ce que ça fait une majorité ?

- Oui.

- Donc il faudrait peut-être trouver une solution pour te faire élire et changer de majorité, non ?

- J’imagine, oui. Ca a l’air simple comme ça.

- Tu peux organiser ça de quelle façon ?

- Je ne sais pas. J’imagine en demandant un Conseil d’union pour Icy. Déclarer que la situation est exceptionnelle. Qu’Icy, avec ce souci d’écologie si constant et ancré, et ses savoir-faire pertinents en la matière, peut servir de laboratoire pour une relance verte. Que c’est déjà dans notre programme, et mis très en avant. Que nos bonnes relations peuvent faire qu’on gouverne ensemble. J’enlève trois postes d’adjoints à ceux qui de toute façon vont me trahir. Je vous nomme. Et le tour est joué.

- C’est beau tellement c’est limpide.

- Ca va grincer un poil, quand même. Et puis j’avais une chance de passer à l’intercommunalité : je vais la perdre.

- Je n’en serais pas si certain, si j’étais toi. La situation d’aujourd’hui n’est pas celle de dans trois mois. Les divisions seront très fortes et nous allons rassembler bien plus que tu ne le crois.

- Soyons optimistes, alors », admit Petit Lapin, tombant sa veste et retroussant ses manches pour aller entasser le bois dans la grange.

Tandis que le Petit s’amusait au loin et qu'ils continuaient à rentrer le bois, Miranda monta le son du poste de radio :

« Incroyable rebondissement dans l’affaire de la disparition du Président du Sénat. Il est réapparu, ce jour, à l’antenne de nos confrères d’Infos24, en homme libre. Amaigri mais en bonne santé, il a pu répondre pendant quelques minutes avant d’être emmené, voilà une heure, par la gendarmerie, dans un lieu tenu secret. Ni l’Elysée ni Matignon n’ont pour l’heure souhaité réagir à cette nouvelle qui semble avoir surpris tout le monde. Nous vous tenons évidemment informés au plus vite des développements futurs de cette affaire et recevons ici le Ministre de l’Intérieur, Innocent Castanier, Eusèbe Daquin, porte-parole du Mouvement du Vivant, et Jean-Joseph Jobart, éditorialiste au Poing. Messieurs, questions courtes, réponses courtes : quelle est votre réaction à chaud ? Monsieur le Ministre ?

- Mesdames, messieurs, chères Françaises, chers Français, il est trop tôt pour savoir ce qui s’est réellement passé mais c’est en homme libre que le Président du Sénat nous revient. Je me réjouis déjà de constater qu’aucune violence ne semble avoir été faite à son encontre mais cela soulève de nombreuses questions quant à son absence, questions que les développements futurs de l’enquête et l’interrogatoire mené par nos forces de police permettront je l’espère d’éclaircir.

- Vous parlez de force de police : la gendarmerie a donc laissé la main, puisque nous avons vu les gendarmes emmener le Président et l’étrange personnage qui l’accompagnait. On imagine donc que le Président est à la DGSI ?

- Oui, c’est cela. Mais sur une affaire aussi sensible que celle-ci, une cellule composée de nos meilleurs éléments, gendarmerie et police confondus, a permis de mettre nos ressources en commun.

- On parle de l’armée, également, et aussi d’enquêtes sur le passé du Président qui refont surface. Qu’en est-il ?

- Ce sont là des élucubrations, Monsieur Jobart, et rien ne nous permet de penser actuellement à une quelconque intelligence avec un ennemi. Nous interrogeons un homme libre et ne sommes pas en train d’instruire un procès en haute trahison.

- Eusèbe Daquin, vous avez pu voir, j’imagine, les premières images de nos confrères où l’on voit un homme plutôt en forme, qui a visiblement fait le choix de disparaître puis de revenir. Que pensez-vous de tout cela ?

- Excusez-moi de vous interrompre, dit Jean-Joseph Jobart en coupant le journaliste, mais homme libre, bonne forme, pourquoi pas. Quant à l’idée de ses choix, la cohérence très relative de ses propos laisse planer le doute. Nous avons tout de même un homme qui parle de façon très désinvolte de prise de conscience, de repas entre amis, de réveil après une longue nuit, dans une seule et même phrase, alors même que, second personnage de l’Etat, il a abandonné la Patrie secouée par une crise majeure.

- Je vais me permettre de répondre, si vous le voulez bien, reprit de volée Eusèbe Daquin. Déjà, le Président du Sénat est le troisième personnage de l’Etat, dans l’ordre constitutionnel, protocolaire, mais je comprends la confusion que vous faites, Monsieur Jobart. De confusion, il est question, et nous y connaissons tous quelque chose. Ecoutez, moi, je vois ici un homme qui livre ce qu’il a en tête, sans préméditation, sans calcul et il faudra l’entendre tout aussi librement que lui parle. J’espère sincèrement que les Français pourront, d’ailleurs, avoir accès à cette confession, au raison de cette vacance, de cette abandon. Oui, c’est un élu du peuple. Oui, il semble avoir décidé sciemment de se soustraire à ce devoir de représentation, aussi haut placé soit-il dans la hiérarchie de la République. Qu’il prenne cette décision après quarante ans de carrière, cela mérite sans doute qu’on en écoute les raisons.

- Voilà déjà deux fois qu’on parle de haute-trahison lors de cette émission spéciale : qu’en pensez-vous, Monsieur Daquin ?

- Je n’en pense rien. J’ai envie d’entendre l’homme, d’entendre ce qu’il a à dire. Visiblement, il parle d’un revirement politique majeur de sa part, un revirement qui pourrait aller dans le sens de ce qu’on sent frémir dans la population, et d’un espoir qui s’agglomère à grande vitesse ces dernières semaines. Tout doit être questionné : le fond de sa pensée, le pourquoi de son geste, la pertinence de sa forme.

- Je vous arrête, le coupa Jean-Joseph Jobart. Vous ne pouvez pas sérieusement penser qu’on doit considérer cette échappée comme normale, dans un état de droit, et qu’elle ne doit pas être sanctionnée.

- Je ne pense rien. Je veux l’écouter. Non, cette échappée n’est pas normale. Si elle doit être sanctionnée, j’imagine qu’un tribunal le fera. Mais enfin, que peut-on espérer d’une constitution qui n’a jamais appliqué comme il le fallait le droit à l’encontre de ses élus et dans laquelle ces mêmes élus doivent rendre si peu de compte aux citoyens qui les portent au pouvoir ?

- Monsieur le Ministre, sur cette question du jugement : qui sera apte à juger d’une telle affaire ?

- Ecoutez, nous ne savons absolument pas s’il est ici question de pénal. Nous devons, et les Français le comprendront, mener dans la plus grande discrétion les premiers interrogatoires, pour lever toute menace potentielle à l’encontre de notre pays. C’est la première chose. Discrétion, et en même temps transparence. Mais tout cela est très soudain et je pars de ce pas rejoindre le Patron de la République et le Premier Ministre pour une cellule de crise à l’issue de laquelle, peut-être, nous serons en mesure de vous en dire plus. »

A la ferme, Miranda interpella Petit Lapin :

« Il a été retrouvé il y a une heure : tu as forcément été appelé trois mille fois. Qu’est-ce que tu fais ici ?

- Quand j’ai entendu ça, je me suis barré, j’ai coupé mon portable.

- C’est hyper suspect comme attitude. Quitter Paris, venir nous voir.

- Oui, mais j’avais besoin d’être ici.

- Tu vas rentrer à Paris tout de suite. C’est le moment ou jamais de faire preuve de courage. T’inquiète, gro. On débarque bientôt dans le game. »



"Le rappel des glaneuses", Jules Breton, 1859

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