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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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S’il était resté à l’hosto un peu plus, s’il avait accepté cette petite réunion en tête-à-tête avec une partie du personnel, le Ministre de la Santé n’aurait probablement pas eu cet accident. Coquin de sort.

Le Patron de la République l’avait dépêché pour s’enquérir de la situation de l’hôpital XXX en Seine-Saint-Denis où officiait Nina Azizet. Bon, avec la crise sanitaire, la décision d’envoyer quelqu’un au chevet de cet établissement avec pris plus d’un mois.

La position officielle était la suivante : « Pour faire suite aux nombreuses questions soulevées par la crise actuelle et le personnel soignant (des hôpitaux notamment), Monsieur le Ministre de la Santé et des Entraides Solidaires, sous la direction du Haut-Patronage de la République, va poursuivre la consultation entamée auprès de tous les professionnels de santé. Ce jour, il se rendra à l’Hôpital de XXX en Seine-Saint-Denis, donnant suite aux interpellations et interrogations au sujet de ce département particulièrement sensible. »

Le Patron de la République l’avait appelé il y a trois jours : « Varan, tu vas me faire le plaisir d’aller dans l’hosto de la fille de celle qui m’a cassé les burnes à Icy. Je veux qu’ils voient qu’on fait attention. Je veux que tu leur promettes des moyens. Je veux que tu t’étales comme une carpette. De toute façon, je veux que tu fasses tout comme une carpette, jusqu’à nouvel ordre. C’est entendu.

- J’ai saisi, Monsieur le Patron. Dois-je voir en privé cette Nina Azizet ?

- C’est la sœur d’une casse-couille de première des Verts d’Icy. M’étonne pas que la mère me soit rentrée dans le lard. Bref. Bien sûr que non, faut pas lui laisser un champ trop personnel. Tu fais une réunion avec les délégués et tu t’arranges pour la voir dans son service, mais avec toutes les autres infirmières.

- Elle n’est pas infirmière, elle est médecin, je crois.

- Ah ! Vérifie. Je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle. Bon. On s'en branle. N’empêche, voyez-la, mais pas en entretien privé, et surtout pas seule. Glissez en réunion que vous prenez compte de ce type de cas et essayez de savoir s'il est isolé. S’il ne l’est pas, le baratin habituel : on a pris acte de la situation et on fera ce qu’il faut pour changer cet état de fait dès que possible. En complément, on leur envoie deux médecins roumains et trois infirmières hongroises et le tour et joué. Si elle est seule dans cette situation là-bas, tu dis au directeur de l’hôpital de la foutre en congés.

- Entendu.

- Et tu fais ça dans la semaine.

- D’accord. »

En raccrochant, Monsieur le Ministre Varan nota qu’on portait beaucoup atteinte aux gonades du Patron de la République. Il s’en amusa autant qu’il s’en émut, l’ambivalence étant devenue chez lui un réflexe.

En arrivant à l’hôpital XXX, Varan avait eu un bon feeling. Il ne savait pas à quoi ça tenait : aux fleurs dans les parterres, au doux air d’un mai naissant, à ce Paris si agréable une fois ses rues vidées. Même le fait de traverser le périphérique, qui l’obligeait en temps normal à surmonter un léger dégoût, n’avait pas jeté d’ombre sur le rictus béat affiché depuis le réveil. Accueilli à l’entrée par une armée de masques bigarrés, il sembla à l’aise, confortablement installé dans le costume républicain. Il avait appris à montrer le sourire sous le masque. Une directive secrète les avait enjoints à s’entrainer devant la glace : il s’agissait de forcer légèrement le trait, privilégier les pommettes aux commissures des lèvres et fixer les interlocuteurs en plissant les yeux. Ce matin-là, comme nous l’évoquions, il parvint à le faire sans rien forcer : il avait acquis la notion.

Une fois à l’intérieur, visite normale : on demande comment la crise se gère, on regarde le modèle, on va dans trois services. On entend que ça a été difficile mais que le personnel a très bien répondu, que l’organisation est au top désormais et qu’à la prochaine crise, l’hôpital ne mettra pas plus de 24h pour s’adapter. On entend le génie humain et la bonne volonté. En contrepartie, la République déclare qu’elle saura s’en souvenir. On prévoit une rencontre avec la direction et les délégués du personnel et le tour est joué ! on rentre à la capitale.

C’est à la dernière étape que la situation s’est corsée, en partie devant les caméras, après un premier échange avec un délégué du personnel.

« Ah oui ! On a dû vous le dire, Monsieur le Ministre. C’est dans cet hôpital que travaille Nina Azizet. Nous ne vous ferons pas l’affront de vous dire qui elle est et j’imagine que votre visite dans cet établissement doit beaucoup à la promesse du Patron de la République.

- En effet, cette situation, qui n’a pas été un cas isolé en France, nous a interpellés. Nous sommes aussi là pour en discuter, voir ensemble les solutions organisationnelles nécessaires pour éviter ce genre d’incurie.

- C’est parfait tout ça, parce qu’on a prévu une réunion un peu différente de ce qui se fait d’habitude. Nous allons la tenir dans le hall, devant caméras, et en face à face avec Madame Azizet. »

Le délégué syndical, jusqu’ici très amène pendant la visite, presque arrangeant, avait surpris sa direction qui tenta un geste pour le faire taire. Mais le Ministre reprit immédiatement le dessus :

« Vous savez bien que ce ne serait ni souhaitable, ni même possible. Il nous faut du calme, dans cette période de tempête, pour prendre ensemble les bonnes décisions. Les autorités syndicales, que vous représentez ici, ont particulièrement leur rôle à jouer dans cette crise et l’Etat n’entend pas se soustraire aux obligations de dialogue.

- Hé bien, dialoguons. Dialoguons en public. Déplaçons nos habitudes, puisqu’il s’agit d’une crise.

- Vous savez bien que c’est impossible.

- Pourquoi, au juste, est-ce impossible ? Pourquoi ne voulez-vous pas parler à cette dame, à qui le personnel de l’hôpital a délégué la parole en ce jour, comme on peut le voir sur ce document signé par 87% des travailleurs ?

- On ne change pas les règles du jeu en plein milieu de la partie, monsieur.

- Faites bien attention à ce que vous dîtes et à comment vous le dîtes. Il y a beaucoup de souffrance ici. Nous prendre en compte, nous considérer, proposer des solutions pérennes, c’est aussi savoir se déplacer, soi-même. Je l’ai fait en déléguant une parole pour laquelle j’ai pourtant été élu. Parce que ça nous a semblé, collectivement, ici, une bonne chose à faire. Nous entendons que vous respectiez cela. Une bonne fois. »

Le directeur de l’hôpital gesticulait mais il ne parvenait pas à prendre la parole. Il finit par lever la main en direction du syndicaliste, faisant mine de l’éloigner du ministre. En conséquence, il créa un tollé. Les journalistes s’agitèrent, les cameramen reculant inconsidérément, effrayés à l’idée d’être touchés mais, ce faisant, bousculant le personnel soignant présent derrière eux : on eut dit des chevaux parqués par temps d'orage.

« Vous le voyez, les conditions ne sont pas réunies pour un débat constructif. J’en appelle à votre exemplarité, mesdames, messieurs. Restons calmes, évitons la pagaille. Monsieur le Directeur, allons en salle de réunion pour poursuivre comme prévu l’entretien sur la situation particulière de cet hôpital et sur les mesures que vous préconisez pour améliorer notre système de santé. »

Nina Azizet s’avança avec autorité :

« Il s’agit de la première d’une série de crises majeures, Monsieur le Ministre. Celles-ci pourront se gérer, voire s’éviter, si nous parvenons tous aujourd’hui à agir, parler, faire les choses différemment. Nous n’avons pas eu besoin de vous pour nous mettre en place à l’arrivée de ce virus. Tout au plus nous sommes-nous servis de deux ou trois décisions prises par vos techniciens et, surtout, en suivant les recommandations d’un conseil scientifique que vous bafouez. Nous n’avons pas besoin de vous. C’est l’inverse. Si, donc, aujourd’hui, vous n’acceptez pas de nous parler aux conditions que nous posons, nous ne vous parlerons plus. Nous finirons de gérer cette crise et nous ne vous parlerons plus. Vous avez besoin de nous, je le répète. On m’a proposé d’être la voix, certes provocatrice, de cette corporation, en cet instant précis. Vous refusez cette délégation au nom de règles dont nous consentons tous à dire qu’il faut savoir les bousculer. Règles que vous-mêmes cherchez à abolir, sciemment, consciencieusement, depuis plusieurs décennies. Nous vous laissons ici une dernière chance d’avoir, avec moi – c’est-à-dire avec nous tous ici présents – ce tête-à-tête public.

- Je m’excuse, Madame Azizet, mais avec le temps passé en discussion et dans un planning que vous imaginez chargé, nous devons partir. »

Le principal collaborateur du Ministre avait donc pris les choses en main, ses deux gardes du corps faisant le nécessaire pour l'exfiltrer dans le même temps. Dans la panique, et malgré son masque, on pouvait lire l’hébétude dans les yeux du Ministre, qu’un de ses gardes du corps dut saisir par le bras pour l’entraîner au plus vite dehors, Nina Azizet lui lançant au loin :

« Ce n’est pas une situation à gérer, monsieur. Ce sont comme moi des infirmières, des aides-soignants, des médecins, des brancardiers, des kinés, des pharmaciennes, des laborantins, des éducateurs, qui travaillent pour le bien des gens qui arrivent ici. Vous ne pouvez pas gérer cette situation en la calant entre deux rendez-vous cosmétiques. C’est un cerveau à rendre mobile et sensible, une parole à savoir donner. Vous n’avez rien compris. Vous êtes totalement irresponsable. Vous ou le néant pour améliorer cette situation, c’est la même chose ! »

La suite est idiote. La voiture démarre. Elle file. Le collaborateur du Ministre demande malgré tout au chauffeur d’accélérer. Les deux motards de la police qui entourent la voiture sont surpris, ils accélèrent aussi. L’un d’eux fait un écart vers la voiture pour éviter in extremis une barre de fer sur la chaussée, manquant de rentrer dans la portière du Ministre. Le chauffeur met lui même un coup de volant sur sa droite et ne parvient pas à redresser le véhicule dans le virage qui suit immédiatement après. La voiture part en tonneau et s’encastre dans un poteau. Le choc n’est pas monstrueux mais le Ministre n’a pas mis sa ceinture.

« Casser sa pipe dans un accident de voiture en pleine crise sanitaire... Je savais bien que c’était le genre de débile à mourir d’une glissade en pleine guerre de tranchées, mais tout de même », réagit en guise d’épitaphe le Patron de la République en apprenant la nouvelle.



Illustration : La fuite de Charle le Téméraire, Eugène Burnand, 1894-95

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