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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« Toujours les mêmes rengaines sur le réalisme-mords-tes-propres-gonades-pauvre-merde. Mais qu’est-ce qui est réaliste ? Croire que tous ces gens, dans les barres HLM, accepteront aussi docilement la prochaine hécatombe ? Qu’ils resteront tassés dans leurs immeubles sans rien dire, quand vous continuerez à les gaver comme des oies de désirs inaccessibles ? Quand vous persisterez à leur mentir avec votre mérite social, votre valeur travail, votre société du plaisir par la boulimie ? Au lieu de ça, vous les réprimez, quand ils sont pourtant restés si calmes compte-tenu de la bride atroce qui pèse sur leur dos.

- Madame Azizet, vous pouvez rester polie. Nous cherchons tous des mesures nouvelles dans ce temps exceptionnel. Des mesures qui nous permettent de reprendre le cours de nos vies sans heurts, et sans doute comme vous l’espérez en prenant davantage en compte ces réalités difficiles que vous évoquez.

- Mais vous vous entendez parler, Monsieur le Ministre ? Vous vous entendez ?

- Ecoutez, j’ai l’impression qu’ici nous vous entendons. Nous prenons ce temps, devant les Françaises et les Français, à l’invitation précieuse de cette émission. La tragédie frappe partout, elle endeuille notre gouvernement comme vous êtes la première à le savoir. Personne ici ne vous a fait le moindre reproche sur cette affaire et le funeste accident de Monsieur Varan. C’est précisément parce que lui, et nous tous, avons été à votre écoute, à votre chevet même, que sa famille est endeuillée aujourd’hui. Entendez-moi bien à votre tour : ce temps est tout à fait normal et jamais nous ne regretterons de l’avoir passé et de le passer encore aujourd’hui. Il est normal et nécessaire. Mais permettez en retour que ce temps soit calme. »

Sur Infos24, Castanier n’était pas au mieux. La réunion de cette Nina Azizet et du ministre promettait sur le papier, mais elle dépassait maintenant les espoirs du présentateur et de l’expert politique. Jean-Marc, le journaliste, et Jobart l’éditorialiste, habitués à leur duo du clown blanc et de l'auguste, étaient relégués au rang de faire-valoir. Castanier n’était plus qu’une cible de foire qu’on couvre de tarte à la crème. Jean-Marc, ancien camarade de promotion du ministre, commençait à être gêné pour lui :

« Madame Azizet, les déclarations, les décisions du gouvernement sur cette sortie de confinement semblent tout de même prouver une prise en compte du terrain, avec une grande autonomie laissée aux autorités locales voire aux gestionnaires des entreprises, des crèches, de tout ce qui doit rouvrir dans quatre jours.

- Il y a une grande différence, il me semble, entre laisser une autonomie et laisser à l’abandon, non ? Quand on ne prévoit pas la distribution gratuite de masques pour tous, quand on ne légifère pas sur l’accès aux crèches, quand on ne contraint pas les banques ou les assurances, peut-on parler de liberté ou doit-on parler d’abandon ? Tous ces gens flingués par les emprunts dans les immeubles autour de mon hôpital, que ferez-vous pour eux ? Tous ces chômeurs de demain ? Toute cette grogne ? Soyez heureux de leur docilité d’aujourd’hui. Demain, si vous ne changez pas drastiquement le modèle, ils n’en pourront plus de vivre ainsi quand dix kilomètres plus loin l’argent coule à foison. Je vous le dis, prenez garde.

- Ne nous menacez pas, sursauta Jobart, sortant brutalement de sa torpeur.

- Nous ne pouvons pas, madame, sortir du jour au lendemain du système qui est le nôtre, reprit le Ministre. Cela ferait des millions de malheureux. Des millions de pauvres qui s’ajouteraient à ceux qui n’ont déjà pas grand chose aujourd’hui. Il nous faut reconstruire sur des bases saines, des bases de liberté qui font leur preuve depuis notre arrivée au pouvoir. Le chômage avait baissé avant cette crise. Le contrôle des dépenses et les richesses créées nous permettaient d’imaginer une situation enviable à venir. Aujourd’hui, si tout a été mis à mal, il ne me semble ni sérieux ni réaliste de vouloir tout rejeter de ce qui a fait ses preuves. »

Nina Azizet baissa la tête, d’un air navré, triste et rieur. Il y eut un silence à l’antenne, un silence court et chargé. Dans la tête penchée de l’invitée, brocardée et rendue responsable par certains de la mort du Ministre Varan, il y avait le poids d’une culpabilité tout autre, d’une douleur intolérable, retorse et belle, d’une colère et d’une joie mêlées, il y avait la montée d’un concentré d’énergie pure venant du sol, émanant de toutes les joies, colères, douleurs, culpabilités enracinées dans les profondeurs, des spectres vivants de ceux qui ont été, des corps de ceux qui sont, des voix de ceux qui seront.

On vit à nouveau les yeux de Nina et l’on entendit sa voix, calme et posée :

« Sans cesse les mêmes empêchements, les mêmes impossibilités.

La même rengaine de « je-veux-bien-mais-on-fait-quoi-à-la-place ».

Vous n’aviez raison que sur un point tout à l’heure : vous posiez la question sous forme d’espace à occuper. Car oui, il est question d’espace et il est question de temps.

Le temps, mais pas le nôtre – enfin, pas restreint à aujourd’hui. Le temps de l’Humain, et le temps de l’Humain comme un temps du Vivant. Le temps du Vivant est un Possible vertige, dont nous serons demain un potentiel vestige.

Oui, il est question du temps, il est question de l’espace. Il est question de ces deux notions qu’on sépare et par là-même qu’on nie, il est question de cet infini auquel on s’autorise à croire alors qu’il convient de le rendre possible.

Il est question de remettre en question notre place.

Quel réalisme, Monsieur le Minsitre, Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Patron, Messieurs, Mesdames, pour les quelques-unes convoquées à votre mortel banquet ? Depuis l’enfance, on nous enjoint à tenir compte de l’Histoire, à réfléchir en perspective, dans notre espace-temps d’Humain. Pourquoi ne le faites-vous pas ?

Evolution, révolution. Ré-évolution.

Oui, je parle aujourd’hui de révolution : peut-être avons-nous fait le petit tour d’une de nos questions et sommes-nous revenus à notre point de départ, point fixé d’abord en toute inconscience : comment faire au mieux pour nous ? Les conquêtes, les colonisations d’espaces, d’espèces, de peuples, les organisations politiques, les choix autoritaires, libertaires, les systèmes royalistes, les dictatures, toutes partent de ce même point. C’est la définition du point qui change, la façon dont nous considérons ce « nous ». Ce qu’il signifie, qui il recoupe. Ce qui nous bouleverse, c’est la nécessité d’un choix essentiellement altruiste et égoïste à la fois.

Je voudrais que cette nouvelle révolution fixe ce point avec clarté. Avec conscience de ce que nous sommes, c’est-à-dire de ce que nous avons été, de ce que nous serons et de l’endroit où tout cela se passe.

Le monde de demain sera bon, car au fond de chacun de nous sommeille un bon gars. Il faut le réveiller. Il faut le secouer. Il faut se moquer de lui quand il dit qu’il n’a pas le courage. Il faut le titiller quand il avoue ses faiblesses. Il faut l’aider car c’est notre frère, notre sœur, notre parent, notre enfant, c’est nous-même toujours et en tout lieu.

Nous avons accompli tant de choses pour arriver aujourd’hui à ce choix décisif et crucial : mettre en œuvre pour de bon notre savoir-faire ou disparaître à jamais. Cette disparition n’est pas pour demain. Elle ne se fera pas en un claquement de doigt. Mais tout ce que nous avons construit nous sera retiré, arbitrairement, sommairement, violemment et par surprise. C’est en ce moment, quelques dizaines de milliers de morts de par le monde, à la suite d’un virus. C’est la vie arrachée prématurément, dans ce pays et partout dans le monde, aux travailleurs pauvres. C’est chaque année, et toujours davantage, des centaines de milliers d’humains qui disparaissent à cause des pesticides, de la pollution. C’est après-demain la disparition de toute vie dans l’océan qui entoure La Réunion, la prolifération d’un vivant destructeur quand parallèlement la biomasse s’effondre. C’est hier encore un gosse qui crève dans une mine pour me permettre de vous joindre aujourd’hui, sur cet ordinateur.

Je le sais, nous ne sommes pas responsables de tout. Mais montrons nous responsables de ce dont nous sommes responsables.

Concentrons-nous aujourd’hui. Nous avons accumulé tant de savoir-faire que nous pouvons réparer certaines de nos fatales erreurs. Nous savons tant sur le Vivant que nous pouvons lui venir en aide, le soigner, et nous soigner par la même occasion. Nous avons le pouvoir et les moyens humains, techniques, pour changer à grande vitesse et à grande échelle. Montrons l’exemple aujourd’hui et, demain, nous redeviendrons possibles. Nous deviendrons peut-être même souhaitables.

Monsieur le Ministre, Monsieur le Patron, j’en appelle à votre intelligence. Convoquez aujourd’hui des Etats Généraux. Convoquez l’intelligence collective et les intelligences individuelles. Si vous ne vous sentez pas la force de mener cette action, ces débats, si vous ne vous en sentez pas capables, ayez la décence de partir. Sinon, j’en appelle à toutes et tous, à chacun et chacune : arrêtez tout. Ne relancez rien. Que la grève soit illimitée. Qu’elle se fasse sans heurts, chez nous, comme aujourd’hui, exercez ce droit de retrait qu’on ne vous a pas encore enlevé. Mes sœurs, mes frères, mes amis, si on nous envoie la force armée pour nous obliger, c’est que leur échec sera consommé.

Le 11 mai, faites à manger pour votre voisin qui a faim. Soignez celui qui en a besoin. Cultivez votre jardin. Jouez au foot ou faites des tables rondes. Mais ne jouez pas leur jeu de massacre. Désobéissez. Obligez vos chefs d’entreprise à modifier leur production et leur façon de produire en ne retournant pas travailler. Ils voudront partir ? Qu’ils partent ! Nous avons assez de ressources, d’intelligences, de joie pour faire autrement.

Cette question de notre espace et de notre temps, c’est une question généreuse. C’est une question gourmande. Elle se traite dans la joie et dans l’ouverture. Elle se traite dans des valeurs que l’on dit défendre depuis des siècles, alors qu’elles sont devenues des photos jaunies et cornées, oubliées dans des cartons crasseux.

Soyons beaux et joueurs. Laissons-nous le droit de vivre.

Ré-évoluons. »




Illustration : Borgia et Machiavel, Federico Faruffini, 1864

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