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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« (…) Visiblement, vous avez des petits soucis pour le reprogrammer. Mais nous sommes là pour prendre les devants. S’il ne peut changer son logiciel, nous allons changer tout le système d’exploitation.

Je voulais donc porter à votre connaissance, mesdames, messieurs du Cabinet du Patron, le fait que nous détenons ici un enregistrement assez compromettant des propos tenus par le Patron de la République ce jour-même. Le fichier s’appelle sobrement « Promenade au jardin » : il comprendra de quoi il s’agit. Qu’il se rassure : nous n’avons pas l’intention de le dévoiler publiquement. Nous tenons juste à le lui faire savoir, afin de lui éviter de faire des bêtises.

Mes amis et moi-même sommes bien désolés de ces méthodes de pirates, mais si je me souviens bien d’un de ses discours, il nous a incités à une forme de désobéissance pour recouvrer la liberté. Nous l’avons donc pris au mot.

Dans ce même discours, il évoque notre belle devise nationale et, en bon promoteur, il fait une sacrée pub pour le mot qui l’ouvre. Je pense, a contrario, qu’au mieux, cette devise ne peut fonctionner que si l’on considère les trois mots à poids égal. Cette devise, qu’il l’étudie, qu’il la dissèque : c’est tout ou rien.

J’ai l’impression, entendant vos discours et constatant vos choix, que vous faites comme tout élève distrait dans un cours de mathématiques : vous vous arrêtez au milieu de la consigne, et donc tout le raisonnement concernant le problème est faux. Il faut lire les énoncés jusqu’au bout.

Elle est bien cette devise.

(…)

Mesdames, messieurs du Cabinet du Patron de la République, j’espère sincèrement que vous prendrez bonne note de ce message. Nous souhaitons de cette façon que le dialogue puisse s’installer sans heurts ou que chacun puisse prendre ses dispositions vis-à-vis du pouvoir sans que personne n’ait à en souffrir. Sur ce, passez une belle fin de journée.

Eusèbe Daquin, ses amies, ses amis »

Personne ne s’était pressé pour aller lire au Patron le message laissé en fin d’après-midi en copie à tous les membres de son Cabinet, quelques heures à peine après la visite d'Eusèbe Daquin à l'Elysée. C’était assez logiquement le Secrétaire Général qui s’y était collé.

« Sois tout de même prudent, l’avisa la conseillère culture, il est resté dans le jardin et relit Britannicus. C’est pas bon signe quand il relit du Racine, surtout cette pièce-là : ça le rend nerveux. »

Elle faisait référence à une scène qui avait eu lieu une nuit, trois mois auparavant : le Patron lisait à haute voix, dans un salon de lecture (« Belle, sans ornement, dans le simple appareil / d’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil »). Elle s’était approchée discrètement mais l’entendant malgré tout, il s’était retourné comme une furie pour lui flanquer un gnon monumental. Il s’en était excusé, expliquant qu’il avait pensé qu’on attentait à sa vie, brandissant la tragédie classique dans sa main. La conseillère accusa le coup puis finit par sourire : « Je croyais que c’était dans Les Barbouzes de Lautner, cette citation », avait-elle dit une fois remise. « Britannicus, Les Barbouzes, que des histoires de coups bas, normal que ça me porte sur le système », avait conclu César.

Le Secrétaire Général avait bonne mémoire, aussi s’approcha-t-il précautionneusement du petit salon de jardin, là où Eusèbe Daquin avait été reçu dans la journée, prit-il soin d’avertir de sa présence le Patron de la République, puis lui fit-il la lecture du mot.

Dire que les humeurs du Patron étaient imprévisibles est un euphémisme. Fallait-il s’attendre à ce qu’il explose, croire qu’il serait abattu, imaginer une colère froide et raisonnée ou constater son désintérêt total pour la nouvelle ? Le Secrétaire Général avait imaginé pas mal de scenarii dont aucun ne s’approchait réellement de la réalité : après une écoute attentive et sérieuse, absorbée, le Patron rit aimablement et se détourna tout en sortant sa queue pour uriner dans un bosquet.

« Bon, je vais mimer ce qu’on va faire, ça te va ?

- Comme tu veux, César. »

Le Patron, toujours de dos, fit mine de prendre une feuille et de s’essuyer le sillon interglutéal. Il désigna ensuite la marque sur le papier imaginaire :

« Trace ? »

Le Patron tendit un pouce victorieux puis se retourna, la queue à la main. Il entreprit de faire tourner celle-ci sur son axe.

« Hélicoptère », s’exclama le Secrétaire.

Le Patron sourit largement pour signifier le succès de son second.

Il lâcha son sexe et saisit devant lui une croupe imaginaire, qu’il regardait avec gourmandise. Il fit mine d’écarter des rideaux, de gauche et de droite, avant de reprendre la croupe et d’envoyer dans sa direction un coup de bassin sans équivoque :

« Tirer ? »

Le Patron fit non de la tête.

« Sodomiser ?

- Voilà ! On le trace, on prend l’hélico et je l’encule. Je prends les devants et le derrière. Quitte à me faire baiser au final, autant que j’y prenne un peu de plaisir », conclut le Patron dont le sexe roide semblait apprécier le dessein.

Mais les mauvaises nouvelles allaient s’accumulant pour le Patron de la République. Un autre membre du Cabinet arriva dans la foulée pour informer les deux hommes que Tête-de-cul sollicitait un entretien dans la soirée, en tête-à-tête. Il était présentement chez Infos24 pour un débat avec Jean-Marc, leur présentateur vedette, et Jean-Joseph Jobart, l’éditorialiste du Poing, et il se proposait de venir voir le Patron dans la foulée.

Tête-de-cul devenait un réel souci. Au bout de quatre jours d’interrogatoires et de surveillance de chaque instant, il avait fallu se rendre à l’évidence : on ne pouvait pas le coffrer, ni le faire taire. Tout au plus un généraliste et un psychiatre avaient pu le déclarer inapte à remplir ses fonctions de Président du Sénat. Mais une fois dehors, il demanda d’immédiates contre-expertises par d’autres spécialistes, qui toutes et tous le jugèrent sain de corps et d’esprit. Par des passe-passe curieux, la décision des experts mandatés par la police fut suspendue et Tête-de-cul reprit une partie de ses fonctions.

La bataille juridique commençait à s’engager à son endroit, sans que personne ne put se mettre d'accord sur les modalités : soit on réclamait sa tête pour haute-trahison, soit on cherchait simplement à le virer du Sénat, soit on exigeait qu’on le laissât tranquille, soit on voulait lui mettre un blâme et une amende. Son parti lui avait demandé de démissionner de son poste mais les instances ne se mettaient pas d'accord pour le virer, les procédures pour le démettre de ses fonctions s’engageaient en toute cacophonie, mais lui ne faisait rien : il restait en place. Petit Lapin avait bien fait son travail de sape, ayant semé en amont le trouble dans les esprits. Après de rapides tractations, il avait rallié à leur cause une quarantaine de membres de leur parti et jeté les bases d'une coalition avec une bonne partie de l’opposition. Cela ne changeait pas grand chose, sinon que le Sénat devenait difficilement gouvernable et que les lignes bougeaient conjointement à l’Assemblée, bousculant même les rangs de la majorité Patronale. Dans le flou absolu qui régnait et à cause des points aveugles des différentes constitutions, règlements, lois, rien ne semblait pouvoir se faire de façon simple et rapide. Seule cette vaste alliance bigarrée grossissait à vue d’œil, incontrôlable pour le Parti du Patron. Tête-de-cul n’était plus une écharde dans le pied de César mais bien un couteau dans son dos. D’autant que la popularité du Président du Sénat grimpait en flèche.

Les équipes du Parti du Patron de la République et une belle part de élus du parti du Président du Sénat avaient beau avoir fait des efforts, rien n’y avait fait : ce dernier pouvait s’exprimer, il avait déjà rassemblé, et le danger était donc permanent. Ironie du sort : s’il pouvait s’exprimer, c’est aussi que les régies publicitaires se régalaient de ses interventions. En ces temps difficiles, quadrupler le prix d’une page commerciale valait bien qu’on se fasse tirer les oreilles par les sbires de César et toutes les chaînes cherchaient à s'arracher la présence de Tête-de-cul.

Il profitait de ces espaces d’expression publique pour dire des choses que tout le monde savait. Mais l’entendre de cette façon et dans sa bouche à lui, voilà qui était nouveau. Sur le plateau de l’émission d’Infos24, il était d’une franchise intolérable :

« Qu’avez-vous fait pendant ces semaines de « congés » comme vous les appelez ? Trouvez-vous sérieux d’avoir ainsi abandonné le pays ? avait entamé Jean-Marc.

- Franchement, c’était pas sérieux, je suis d’accord. Après, j’ai remis l’intégralité de mes salaires du mandat écoulé à des associations, vous pouvez vérifier : c'est déjà ça de foutage de gueule en moins. Et puis, si on regarde les choses en face, mon absence n’a rien changé : la politique du gouvernement est strictement la même et l’influence du Sénat, du Parlement, n’est ni pire ni meilleure qu’avant mon départ. Si j’ai prouvé quelque chose, c’est bien que je ne servais à rien en tant que tel.

- Peut-être est-ce simplement que vos équipes ont absorbé le surcroît de travail ? persifla Jean-Joseph Jobart.

- Pas du tout. Je signe, je gueule, je dispatche, je tire des ficelles pour maintenir mon influence : vous croyez vraiment que personne ne peut prendre facilement cette place-là, qu’elle n’est pas soluble dans la masse des compétences ?

- Mais ce que vous représentez est important. Et tous ceux, je veux dire les citoyens, que vous représentez.

- Attention, ce sont deux choses très différentes. Se soustraire à la démocratie, à ce qui vous a amené par les suffrages au pouvoir, oui, c’est pas génial, j’en conviens. Mais dans la pratique, ce qu’on a fait de cette représentation… honnêtement, vous allez pas me jouer le coup du contre-pouvoir, du truc bien pensé, nécessaire pour la vie démocratique… vous devriez aussi être un contre-pouvoir mais vous avez tété au même biberon que moi, que nous, les élus : de quand date votre dernier réel débat d’idées ? Hein ? Quelle a été la représentativité des différents courants politiques, sur vos antennes, depuis le début de la crise ?

- Nous en tenons ici quotidiennement, des débats, et il y a des situations qui obligent à laisser la parole au gouvernement démocratiquement élu, mais passons, s’agaça Jobart. La situation se dégrade, votre coalition nouvelle avec le Mouvement du Vivant, les Verts, toute une large partie de la Gauche, la France Rebelle en tête, entend modifier les décisions gouvernementales, demande de nouvelles élections au plus vite. Que voulez-vous faire ? Tout changer ? Parce que votre programme ne semble pas très clair.

- La France est un pays riche. Ici, les gens ont les moyens de s’acheter du Vuitton et du Nutella. Je veux dire, globalement, ça ne pose pas de souci. Même ceux qui n’ont pas de sous peuvent acheter des produits manufacturés venant d’endroits où les gens ont encore moins de sous. On essaye de maintenir le nombre de gens qui crèvent la dalle à des niveaux qui ne déclenchent pas de révolte. C’est la beauté du truc, c’est ce qui permet de nous dire qu’on est plutôt pas mal ici. Les gens sont calmes et pour une immense majorité, ils croient au ruissellement. S’ils n’y croient pas, ou n’y pensent pas, ils croient au capitaine. Moi aussi, j’y crois pas mal. J’adore les grands discours d’entraîneurs dans les vestiaires de foot. Je peux regarder Jacquet ou Deschamps gueuler dans les vestiaires en boucle : ça m’inspire. J’adore la prise de parole du Président des Etats-Unis avant la bataille finale d’Armageddon. J’aime me fier à eux et, dans une certaine mesure, j’en ai besoin. C’est très reposant. C’est grâce à leurs prises de décision que je vais avoir une vie meilleure. Tout cela semble logique.

- Mais alors, que reprochez-vous à la politique gouvernementale ?

- Franchement, tout cela se défend : l’idée d’un renforcement des richesses par un renforcement des moyens et prérogatives des capitaines se défend complètement. Là où je me dis que ça n’est pas si simple, et vous m’arrêterez pour me contredire, c’est que, une fois la vie économique en pause, les salariés deviennent des citoyens qui s’emmerdent et peuvent se poser des questions. Ils peuvent poser des questions, genre "pourquoi", comme des gamins de cinq ans. Pourquoi je prends telle décision et quelle en est la conséquence ? Puis : pourquoi le gouvernement prend telle décision, quelles en sont les causes, quelles en sont les conséquences ?

- En quoi trouvez-vous que les décisions prises ne découlent pas d’une bonne réflexion sur les causes et les conséquences, d’après vous ?

- Pour la santé, ça paraît assez évident. Si la cause de la relance était de protéger la santé, on légifèrerait pour interdire tout un tas d’industries, de produits, et on pousserait l’appareil productif à se transformer. On prendrait des mesures pour cela. Il n’y en a aucune de prise, réellement. C’est donc que la santé, la santé durable pour nous et les générations à venir, n’est pas au centre du questionnement, n’est pas la cause des décisions. La conséquence, c’est qu’on mourra encore demain à cause de l'absence de choix politiques, sur l'écologie notamment.

- N’est-ce pas un moindre mal ? Notre espérance de vie est longue, nous sommes globalement en meilleure santé qu’il y a cent ans…

- Oui, tout à fait, mais si vous voulez une image plus parlante, nous construisons un palais dans le cratère d’un volcan en éruption. Repenser cela, c’est devoir remettre en cause notre façon de bâtir la maison. D’un autre côté, tout indique que si on ne le fait pas, nous allons rapidement brûler.

- Vous préconisez quoi, alors : tout arrêter ?

- Mais ce seul fait rend débile l’idée de retourner au boulot comme avant. Nous, élus, voilà longtemps que nous ne sommes plus des capitaines, mais des abatteurs, des désosseurs, des éviscérateurs, des équarrisseurs. Pour la plupart, je crois même que nous ne sommes pas inconséquents par choix, mais par bêtise crasse.

- Tous pourris, c’est ça que vous nous dîtes ?

- Et s’il vous plait, ajouta Jean-Joseph Jobart, répondez-nous sur la question du programme.

- Bon, Jean-Marc, je dis pas « tous pourris », je dis « tous un peu con », voilà tout. Et Jean-Joseph, t’es toujours aussi lent à la détente : t’as pas compris que je n'ai rien prémédité ? Pour le programme, vous demanderez à d’autres qui ont déjà mené des groupes de réflexion bien plus construits. Je sais pas, vous allez finir par inviter Gloria Azizet, par exemple ? Au hasard. »

A l’Elysée, César venait de recevoir la géolocalisation d’Eusèbe Daquin au moment où il apprit la demande d’entretien de Tête-de-cul. Le porte-parole était à la Ferme Pédagogique d'Icy, sans surprise. Jouxtant pratiquement l'immense propriété de Miranda et Gloria se trouvait le Parc du Château et de la Bergerie d'Icy, vaste demeure royale restée propriété de l'Etat. César aimait y séjourner en secret avec ses connaissances. Le plan lui sembla tout tracé. Oui, il rencontrerait Tête-de-cul rapidement, mais pas ce soir. Plutôt que de passer par le canal officiel, il préféra lui envoyer directement un texto pour le lui signifier : « On va se faire une petite partie de campagne demain. Une partie fine entre amis. Je passerai en fin de matinée. Affûtez les couteaux, toi et tes copines, parce que ça va saigner. »

Il décida de partir dans la foulée avec quatre de ses conseillers, mettant en panique le Groupe de Sécurité du Patronat de la République. César gueula, choisit une dizaine de ces agents, appela quelques amis à lui, donna ordre qu’on laissât cette petite troupe œuvrer tranquille. « Une horde sauvage bien sympathique, se félicita-t-il en passant ses troupes en revue, une fois arrivé dans les Appartements Patronaux du Château d’Icy. Le hasard fait bien les choses : ça nous fait un camp de base tout proche avant d’aller baiser ces petits salauds. Allez, maintenant, on nique ! Je vais pas à la bataille les couilles pleines, moi. »



en illustration : Emiliano Zapata, D.R.

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