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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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Dernière mise à jour : 15 avr. 2020


« Boubours. Si tu t’y prends comme ça, tu ne pourras jamais progresser. »


Dans son bureau du Palais du Luxembourg, le Président était à deux doigts de s’énerver. C’était un samedi de veille d’élections municipales. Le confinement serait déclaré dans trois jours mais déjà, la France s’arrêtait progressivement :

« Il faut prendre mon entrainement au sérieux, reprit-il. Tu ne deviendras jamais un grand homme politique si tu n’apprends pas à te concentrer sur les fléchettes. Je vois bien que ton cerveau est davantage occupé à répondre à mes questions, à trouver son texte, qu’à calculer au plus vite et au plus juste pour terminer la partie. Guillaume, c’est impossible que je fasse de toi quelqu’un si tu continues comme ça. »

Guillaume avait pourtant fini, après trois ans de tête-à-tête avec le Président, par avoir un bon niveau. Il savait l’importance du triple vingt, il parvenait tout à fait efficacement à atteindre le double-centre quand il le fallait, il avait arrêté de prendre des risques inconsidérés et appris à transposer les techniques du « tennis-pourcentage » aux fléchettes. « Le sport cède toujours devant les probabilités, » répétait le Président. A ce petit jeu, ils gagnaient peu, mais ils gagnaient régulièrement lors de leurs paris en ligne. « Un placement de père de famille », avait ri le Président. « Le loto, c’est le miroir aux alouettes, il faut laisser ça aux pauvres gens », lui avait-il fait remarquer un jour. « Pour nous, pas besoin de rêve, juste un peu plus de concret. » Guillaume l’avait écouté, comme toujours. Trois ans au service du Président, il serait bientôt venu le temps de le trahir et de voler de ses propres ailes.

« Mais tu n’es pas encore tout à fait prêt », avait jugé le Président trois semaines auparavant. « C’est le défaut avec des gars dont la politique est le métier depuis le départ. Un petit manque de simplicité, trop de duplicité dès l’éducation. Regarde, moi, jeune, je respirais la santé, je ramassais du crottin à la pelle dans la cambrousse familiale, ça faisait de belles photos et ça me rendait sympathique. Je puais pas l’entourloupe à plein nez : je sentais la merde de cheval. La terre. »

Guillaume avait fait des efforts depuis ses débuts dans l’équipe, tout en bas, il y a cinq ou six ans déjà. Il avait accepté d’être élu à Icy, une de ces villes à la campagne à plus de vingt kilomètres à l’ouest de la capitale. Il avait su s’y faire aimer. Il serait réélu, dans vingt-quatre heures, cette fois en tant que tête de liste pour la mairie. En plus de son mandat d’assistant, ça lui ferait pas mal de boulot. Mais en terme de cumul, là aussi, il apprenait des meilleurs.

« Ecoute, on va se taper une bonne petite crise et c’est le moment ou jamais de te mettre en avant, avait dit le Président en se levant de son fauteuil pour le rejoindre. Je vais avoir besoin de personnes neuves. Je vais dire qu’en ta qualité de chargé des relations avec les élus et compte-tenu de l’importance de l’application des mesures prises sur les territoires, tu vas prendre une part prépondérante dans la gestion de la crise. Ca passera crème et tu vas te taper deux ou trois émissions par jour. Ca va être super. Mais si tu continues à faire plus attention à répondre à mes questions qu’à gagner aux fléchettes, je te laisse dans ton trou et je m’achèterai les grâces des bonnes femmes en allant chercher Alix. Elle, elle est nulle aux fléchettes mais au moins, elle n’a aucun scrupule pour mentir. »

Guillaume n’en menait pas large, parce qu’il savait que le Président avait raison : s’il ne répondait pas mécaniquement pendant cette partie de questions-fléchettes,


«Guillaume de Saint-Pourçain, vous venez d’être élu maire d’Icy dans les circonstances que l’on connaît : était-il prudent de maintenir le premier tour des municipales ? », « On dit que le cabinet de la Présidence du Sénat, et notamment vous, avez fait pression sur le Président de la République pour assurer le déroulement des élections : n’avez-vous pas peur de jouer avec la santé des Français ? », « Si la crise sanitaire s’aggrave, les collectivités territoriales sont-elles bien préparées ? Pourront-elles en encaisser les répercussions économiques et sociales ? », « Vous êtes un des proches collaborateurs du Président du Sénat, deuxième personnage de l’Etat : ne craignez-vous pas un manque de contrôle des directives de l’exécutif avec les nouvelles règles de l’état d’urgence sanitaire qui se profilent ? »


c’est qu’il estimait devoir faire de vraies réponses, et que son but n’était pas de gagner la bataille.

« La bataille, c’est les fléchettes. Même si tu réponds aux journalistes, tu dois penser fléchettes. Ou tennis, si tu préfères : avec ta tête de joueur de polo, tu dois préférer penser tennis. Mais je m’en fous : tu campes sur ta ligne et tu retournes le plus vite possible, toujours au centre, jusqu’à ce qu’en face on s’épuise – et là, bim ! Comme Djokovic. Tant pis si tu perds un point, le but, c’est de gagner le match, pas de faire des coups gagnants. Ne les laisse pas s’organiser. Tout temps que tu prendras dans ta réponse, aussi cinglante soit-elle quand elle sortira, leur laissera la possibilité de te mordre. Tu perdras le point suivant, et celui d’après, parce que tu as voulu faire un joli coup. Et tu ne veux pas faire de jolis coups. Tu veux gagner. Ce n’est pas une question de dialectique. Tu as affaire à des gens qui ont fait les mêmes études que toi et qui jouent au même jeu : ils s’en foutent de la vérité, du bien-fondé, de la politique : ils veulent gagner. Non, même pas : ils se contenteront de te voir perdre. Sinon, tu crois sérieusement qu’on mènerait la politique qu’on mène ? Sérieusement, si nous faisions de la philosophie, eux comme nous, tu crois que nous en serions là ? Non ! Je ne suis pas cynique, et je le suis d’autant moins qu’il n’est pas du tout certain que le monde se porterait mieux si nous nous souciions davantage de construire une société plus juste. Ce n’est pas notre but et ce n’est pas notre pensée. Mets-toi bien ça dans le crâne. »

Guillaume savait que le Président avait raison, mais quelque chose en lui résistait.

« Tu as tout ce qu’il faut, Guillaume, reprit son mentor. J’ai exagéré : t’as une tronche de premier de la classe, mais tu passes bien. Le coup de la barbe, c’est super, ça te rend moins lisse, on dirait un pasteur protestant sexy. J’ai vu la visio du dernier conseil municipal, tu fais vraiment bien le job, je te trouve parfait, tu arrives à les faire rire en gardant ton air de « je vous chie à la gueule ». Tu as choisi ce boulot parce que tu aimes bien les responsabilités, tu aimes bien diriger, tu aimes bien prendre des décisions. Tu es technique, tu es brillant. Tu sais qu’il est temps de décoller. C’est maintenant ou jamais. »

Le Président avait posé sa grosse patte protectrice sur l’épaule gauche de son assistant. Guillaume fit une volte et lui sourit, décochant une fléchette qui vint se loger en plein centre de l’appui-tête du fauteuil de son mentor.

« Voilà. J’ai l’impression qu’on est bien parti,» se satisfit le Président.

Guillaume avait l’air déterminé, enfin. Il sortit du Sénat pour rejoindre sa campagne et savait à qui il avait envie de parler.



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