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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« Car Dieu pardonne à ceux qui savent reconnaître leurs torts. »


J’avais été bien échaudée par ma journée à l’hôpital et cette phrase m’avait achevée. Je m’imaginais retirant mon masque pour cracher à la face de celui ou celle qui avait laissé ce mot dans le hall de l’immeuble. Mais le message n’était pas signé et je n’avais que ma colère, une rage sourde qui ne pouvait se soulager sur aucun objet. J’essayais de me dire que le responsable de cette note n’avait pas de visage humain.


« Vous êtes en contact quotidien avec des malades et votre dévouement à leur égard mérite notre respect. Toutefois, votre sentiment de responsabilité, si bien disposé quand il s’agit des gens atteints par l’épidémie, devrait vous conduire à la décision de ne plus loger ici. Nous avons pu voir un voisin partir à l’hôpital cette semaine et, si cette personne a pu être contaminée ailleurs, il reste probable que vous ameniez les germes quotidiennement ici, sur les boutons, poignées, vitres des espaces communs. Il n’est pas trop tard pour stopper l’hémorragie, vous pouvez faire amende honorable et soulager votre conscience. Ne devenez pas l’instrument d’un crime que vous pouvez empêcher. Car Dieu pardonne à ceux qui savent reconnaître leurs torts. »


Je pris en photo la note avant de remonter chez moi. Personne ne m’attendait : quand Julien était parti à l’hosto au dixième jour du confinement, ma soeur était venue récupérer le petit pour s’en occuper chez elle, dans la forêt, à trente bornes de Paris, dans la ferme pédagogique qu’elle tenait avec sa copine. Le petit serait mieux là-bas. Dans le fond, je n’avais pas une grande envie de rentrer chez moi ce soir, après avoir vu partir quelques cadavres à la morgue. Je voulais me saouler, ou me rendre au chevet de Julien. Le voir était pourtant impossible : il était depuis cinq jours dans une unité de réanimation proche de la maison, dans Paris, alors que je bossais dans un hosto du 93. Je n’avais pas le droit d’aller voir mon jules. Oui, je l’avais probablement contaminé et je ne sais pas si c’était ma conscience ou ma bêtise ou mon éducation de merde qui me faisaient me sentir coupable. Quel sentiment révoltant et inutile, en l’occurrence. Un autre sentiment en moi, tout aussi opérant et qu’on niait me prêter, m’interdisait d’aller sonner aux portes de l’immeuble pour trouver l’auteur du mot. J’aurais aimé que par magie la personne soit devant moi, que je puisse vérifier ma réaction, que je puisse l’embrasser sur la bouche, ou la gifler, ou pleurer, ou l’étrangler, ou la secouer, ou savoir d’où venait le pus qu’il ou elle avait dans le cerveau.

Au lieu de ça, seule dans mon salon, j’ouvris une première bière, puis une seconde. Le pack de six y passa en moins d’une heure. Le lendemain, j’étais en repos. Je pouvais me la coller, ce soir. Je pris même du plaisir à vomir : la violence des soubresauts, penchée sur la cuvette des toilettes, soulageait la tempête de rage qui menaçait d’emporter ma tempérance. Je souris en pensant à Ségolène Royal (« il y a des colères très saines »), alors que je régurgitais l'acide de mon estomac. Juste avant cela, Julien m’avait envoyé des nouvelles rassurantes par message. Evidemment. Il avait moins de quarante ans, une santé jusqu’ici solide et, si le virus l’avait bien endommagé, la probabilité qu’il y passât était faible. J’avais tout de même assisté au décès de deux trentenaires et d’une quinquagénaire depuis le début de l’épidémie, alors j’étais un peu stressée pour lui. Il était en réanimation. C’est humain, d'avoir peur.

Ce soir-là, j’étais contente que ma sœur s’occupe de mon gamin. Il ne me manquait pas, j’avais bien trop envie de me battre pour ressentir le manque de lui. Le manque me prenait plutôt les soirs plus tranquilles, quand il y avait eu des raisons de sourire en fin de journée au service de réanimation. Je rentrais et il n'y avait personne, ni lui, ni jules, ni rien à s'occuper ou pour m'occuper, rien ni personne pour écouter mes plaintes.

Ce vide-là, c’était pour la petite tristesse de tous les soirs, pas pour le torrent électrique qui charriait davantage de boue et de feu à chaque minute passée depuis la lecture de la note, un torrent que seule la séance sur la cuvette avait tant soit peu fait décroitre.

Après avoir vomi, je bus deux grands verres d’eau fraîche et m’en renversai deux autres sur la tête. J’étais encore saoule mais je n’avais pas envie de m’arrêter là, aussi je recommençai à boire. La suite de la soirée devint de fait plus diffuse. Il y eut un réveil dans le salon en pleine nuit, quelques verres d’eau supplémentaires, une petite heure sur le balcon – dieu, que ça tanguait -, un retour aux toilettes, la mémoire d’une sortie de l’appartement (mais quand ? pour où ? mystère…), une nouvelle heure sur le balcon à regarder le jour se lever, puis un sommeil lourd de deux heures avant une sonnerie de téléphone. C’était mon môme. J’ai décroché, je n’ai pas pleuré, il était très joyeux et j’en ai profité quelques minutes, avec ma voix d’outre-tombe. Mon haleine m’incommodait mais je n’eus pas trop à en souffrir, le petit faisant l’essentiel de la conversation. Je parlai ensuite à ma sœur qui semblait très heureuse de constater que je ne l’étais plus. Heureuse elle était et, comme toujours, révoltée. Je ne lui en voulais pas : je l’enviais. Je la comprenais. Ca nous faisait une belle jambe, à toutes les deux.

Je tournais en boucle.

Qu’est-ce que je foutais dans cet immeuble, avec tous ces cons autour de moi ? Comment je pouvais accepter de ne pas avoir de jardin ? De voir mon horizon si réduit dès lors qu’une personne quittait mon domicile ? Comment pouvait-on vivre dans des univers si restreints, avec si peu de gens autour de nous, si peu de savoir-faire à disposition ? Toutes ces questions m’agitaient et me revint le souvenir de ma sortie, dans la nuit. Je voulus savoir ce que j’avais fait.

En bas, dans le hall, un petit mot, sous celui laissé la veille, sur lequel je reconnus mon écriture. Un mot très court, au ton incisif :


« Quel est le pauvre con qui a écrit ça ? J’aimerais bien qu’il souffre mille morts, qu’il s’étouffe avec la merde qui est sortie de son cerveau. Bien à lui ou à elle. Nina Azizet, infirmière, 5ème étage, gauche - 1er avril 2020, 3h34.»


Je n’avais donc pas cherché à être spirituelle et c’était un bon réflexe, à en juger par ma gueule de bois du moment. En remontant chez moi, j’allumai la télévision et tombai sur le Président du Sénat. La rediffusion d’une interview, le lundi qui avait précédé le confinement.

« Alors toi, t’as vraiment une tête de cul », avais-je alors murmuré dans mon salon.



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