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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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Dernière mise à jour : 18 avr. 2020

Difficile de rester totalement concentré avec le canon du fusil planté dans les fesses. Néanmoins, Tête-de-cul essayait de se détendre pour être le plus réceptif possible et tenter de répondre à ma question. Il fallait lui reconnaître cette bonne disposition d’esprit, ce matin.

Les premiers jours, il n’avait pas été des plus à l’écoute. Fatigué, de mauvaise humeur, trop sûr de lui, il nous rembarrait systématiquement. Mais il semblait s’être adouci, ce matin-là. Il faut dire que depuis deux jours, Miranda s’était bien appliquée pour attendrir la viande.

« Je préfère dire que je tente de rétablir le dialogue social, » s’était-elle expliqué après un tête-à-Tête-de-Cul musclé.

« Vous trouvez que c’est une méthode ? lui avait-il demandé dès qu’il avait pu reprendre ses esprits.

- J’applique les vôtres : je réponds par la violence à votre volonté de ne pas vouloir du monde que nous vous proposons.

- Est-ce que dans le passé je suis venu personnellement vous frapper sans que vous puissiez réagir ?

- Oh ! non, ne mettez pas ça sur le terrain personnel, objecta-t-elle. D’ailleurs, imaginez que ce n’est pas moi qui vous frappe, mais plutôt une amie à moi.

- Qu’est-ce que vous racontez ?

- Je reprends gentiment, dit-elle d’une voix douce. Vous vous en êtes rendu compte, nous ne sommes pas très nombreuses ici. Nous sommes obligées d’être multi-tâches. L’hyper-spécialisation, c’est bon pour chez vous, c’est un truc que vous avez mis en place. Si vous voulez transposer votre situation actuelle dans le monde que vous dirigez, il faut imaginer que ce n’est pas moi qui vous colle une danse, mais quelqu’un à qui je demande de le faire.

- C’est ridicule.

- Ah ! voilà, vous y venez.

- Je n’arrive pas à comprendre. Là, vous avez l’air plutôt en forme, plutôt éduquée, vous avez l’air de bien vivre. Vous avez de l’argent. Vous voyez bien que ça fonctionne, ce qu’on vous propose. »

Miranda s’était un peu lâchée après cette ultime intervention de Tête-de-cul. Elle avait trouvé, pour punir notre otage, une méthode vraiment humiliante, douloureuse et peu risquée pour sa santé.

« J’applique une règle simple, avait-elle souri. Œil-pour-œil, dent pour dent. Tant que tu dis ce genre de connerie, on ne dialogue pas. Tant que tu continues à dire que c’est bien ce que tu proposes, on ne dialogue pas. Tant que tu n’imagines pas qu’on peut parler, toi et moi, sans évoquer ton système, je vais cogner. C’est comme ça. »

Tête-de-cul avait peut-être fini par comprendre. Il faut dire que, quand il ne cherchait plus à se justifier, la vie à la ferme était plutôt agréable. Gîte et couverts assurés, cuisine et literie au top. Il était passé par tous les états lors de cette première semaine. Après l’abattement et la mauvaise humeur des premiers jours, le régime végétarien l’avait rendu agressif. Enfin, pas le régime végétarien en lui-même, mais la peur panique du bonhomme pour les carences alimentaires. Nous avions surveillé son apport en protéines, qui l’inquiétait en particulier.

Et puis hier soir, après le curry de légumes préparé par Miranda, il avait fini par nous complimenter. Nous avions pu parler politique agricole, circuits courts, il nous avait posé des questions sur la provenance de nos épices et de nos féculents, j’avais pu répondre à tout. Nous avions, je crois, passé notre premier bon moment ensemble. Cela tranchait avec une après-midi où le pauvre en avait pris plein la gueule.

Ce matin, après une bonne nuit de sommeil, posé au soleil du jardin, il semblait goûter aux joies de la décroissance. Tout au plus une petite remarque déplacée avait-elle conduit Miranda à jouer à « tire la chasse ». La partie se déroulait comme suit : elle plaçait le canon d’un fusil dans le fondement de Tête-de-cul, jusqu’à ce qu’il comprenne de lui-même ce pour quoi il était dans cette situation.

« J’aime l’ironie de la méthode, lui avec une carabine en el culo», s’était-elle justifiée.

« Si vous voulez qu’on enlève le fusil, refaites doucement la conversation en arrière pour revenir au nœud du problème. En général, Miranda réagit au quart de tour, donc la phrase qui nous a fait tiquer ne doit pas être bien loin. Qu’est-ce que vous avez dit qui l’a énervée ? »

Tête-de-cul respira profondément, appliquant nos méthodes pour ralentir le cœur et gérer le stress. Ce matin, ses progrès en Tai-Chi nous avaient, il est vrai, épatées.

- Bon, on déjeune, il fait beau, on arrive au jardin, j’ai bien compris que je ne devais pas crier, je me tiens bien, j’accepte les entraves légères que vous avez fixées et, comme tous les matins, après la gym, j’écoute votre petite litanie sur votre quotidien, comment vous avez ralenti et comment c’est formidable. C’est quand même pas ma petite pointe d’ironie qui vous a agacée.

- Non, c’est pas ça. Mais vous vous y prenez mal : vous devriez remonter le temps, pas le dérouler à nouveau dans le même sens. Quelle était votre dernière phrase ?

- Ma dernière phrase ? Avant le « tire la chasse » ?

- Oui.

- J’ai dit : « Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ».

- Alors ?

- Et donc ?

- Allez, l’encourageai-je, faites un petit effort de réflexion et vous allez pouvoir comprendre ce que cette phrase a de profondément, authentiquement, symboliquement, éthiquement, totalement conne.

- Oui, je sais, la surconsommation, l’épuisement des énergies fossiles, la quête épuisante de biens qui conduit fatalement à l’usure des ressources naturelles et aux déséquilibres sociaux, blablabla…

- Vous n’y êtes toujours pas, hein. Vous ne pigez quand même pas grand chose, Tête-de-cul. »

Il y eut un long silence avant que Tête-de-cul ne reprenne la parole.

« Sérieusement, mesdames, je ne vois pas. J’ai quand même le droit de me lamenter. De chercher une raison à tout ça. L’injustice d’une pandémie, par exemple, la façon aveugle dont frappe un virus. C’est pareil pour l’homme ou pour les animaux, ça me révolte tout autant de voir un troupeau abattu à cause de la vache folle, alors que le troupeau voisin n’a rien.

- Et donc ?

- Sur l’absurdité de la chose ? La notion de mérite ? C’est ça, glapit-il.

- C’est ça, ouais. La notion de mérite. Va falloir sérieusement que tu arrêtes de l’utiliser. On fait un petit jeu : tu l’oublies pendant tout le séjour. Parce que pour l’instant, tu nous la fourres à toutes les sauces et sans la moindre jugeote. Tiens, on va faire pareil pour le mot valeur. Tu veux bien ? Quand on aura remis en question un tas de choses dans ta tête, tu verras que tu pourras les réemployer sans risque. Mais pour l’instant, moratoire. Que tu puisses encore, après une semaine ici, geindre gentiment en invoquant, même par réflexe, même vidée de sa signification et privée de sens, la notion de mérite et la question de ta responsabilité dans ce qui arrive, ça me semble tout simplement incroyable. Ca plaide pour le fait que, oui, tu es sans doute de bonne foi. Tu dois même parfois croire en ce que tu dis, en ce que tu fais. Ca me rappelle, tiens, un agriculteur breton, rencontré à un mariage, il y a quinze ans. Ses deux enfants avaient chopé un cancer, hé bien lui refusait de penser que c’étaient les pesticides qui en étaient la cause. C’est à peu près le même niveau de débilité et de gravité, quand le numéro 2 d’un pays aussi plein de fric que le nôtre dit : « Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ? ». Presque aussi con que de dire qu’on est en guerre.

- Si je puis me permettre, vous mélangez un peu tout, intervint Tête-de-cul.

- T’as raison, Tête-de-cul, t’as raison. Mais tous ces siècles de crétineries, ça me fait comme une indigestion. Alors ça ressort pêle-mêle, violemment, et t’étonne pas si tu sers de bassine à mon vomi. Je trouve le réceptacle plutôt bien adapté. »

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