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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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Dernière mise à jour : 18 avr. 2020

« Gare-toi là, j’ai une petite course à faire. »

César était de bonne humeur ce matin en arrivant à l’hôpital d’Icy. Il partait en campagne, c’était toujours un moment privilégié. Oui, il allait ne pas serrer des pognes aux véritables héros de la Nation réunifiée, ses nouveaux chouchous, ceux qui n’avaient plus le droit de lui faire la gueule aux yeux des Français tellement il en disait du bien : le personnel soignant. Après un premier établissement dans une zone très touchée, hier, ses communicants lui avaient dit d’aller dans une zone plus rurale, mais pas trop loin de l’Elysée. « Vous devez pouvoir dire que l’état du pays exige que vous restiez proche de la capitale, parce que d’importantes réunions stratégiques vous attendent dans la journée, mais que vous voulez voir d’autres réalités du territoire national. »

« Vous avez une petite course à faire, Monsieur César ? s'étonna le chauffeur.

- Oui, Jean-Marc. Je dois m’acheter une bonne conduite sans avoir l’air de me payer leur tête.

- D’accord, Monsieur César.

- Il n’y en aura pas pour longtemps, vous pourrez vous tenir prêt à repartir d’ici trente minutes, Jean-Marc, précisa un conseiller.

- En revanche, Jean-Marc, faudrait voir à faire demi-tour, s’agaça César.

- Comment cela, Monsieur ?

- Eh bien, tu ne veux tout de même pas que je sorte de la voiture portière gauche alors qu’ils m’attendent portière droite.

- Vous avez raison, Monsieur. J’étais distrait, s’excusa le chauffeur en terminant la manœuvre.

- Faites la manœuvre discrètement, Jean-Marc, ça va bien, dit-il d’un ton rassurant. Bon, l’heure n’est plus à la gaudriole, il y a des gens qui souffrent dehors. Allons-y. »

Jean-Marc descendit de la voiture, ouvrit la portière de Monsieur le Patron. Dehors, on attendait sans se presser : les mesures de distanciation donnaient aux visites présidentielles des allures de cour de lycée pendant les rattrapages du baccalauréat. Les journalistes osaient encore moins l’embêter, depuis le virus.

« L’avantage d’avoir été camarades de classe. Ils ont observé le même lavage de cerveau que moi, à base d’unité nationale, de sens de l’Histoire, de ligne modérée, de révolution bourgeoise, de regard lucide et de glissements sémantiques. On se chamaille dans la cour de récré mais dans le fond, quand les gamins du lycée d’à-côté débarquent, on fait toujours front, eux et moi. C’est humain. Dans nos Hautes Etudes, entre l’écrasante majorité de bourgeois et de fils de profs et les 5% restants qui ont lutté farouchement pour obtenir nos privilèges, ça pue pas la contestation et le besoin de se réinventer. Cette obsession de savoir si l’ascenseur social fonctionne encore ou pas, c’est génial : ça vous fabrique des lemmings dociles qui veulent simplement atteindre la plateforme du dessus. Ils ne veulent pas devenir meilleurs ou plus intelligents. Ils veulent en croquer. Ca, c’est la France que j’aime. »

Le Patron de la République pensait à cela en descendant de la voiture, alors que l’actuel et le futur édiles d'Icy l’accueillaient devant l’hôpital, en compagnie de l’administrateur, de quelques autres élus et d’une dizaine de journalistes et caméras éparses. Cohue sans cohue, bousculade sans contacts, on jouait à s’ébrouer, mais le cœur n’y était pas. Cette étrangeté amusait César.

Il entra dans l'hôpital avec une joie goguenarde au fond de lui, mais un faciès empreint d’une gravité empruntée à un ancien Patron. A l’intérieur, ça ne sentait presque pas assez l’état d’urgence. Une courte visite de trente minutes pour comprendre le fonctionnement de cet établissement de santé publique, louer l’organisation sans faille de ce système de santé, dans ce lieu où la gestion avait été admirable, et il rentrerait à Paris pour profiter du jardin.

« Vous verrez, César, c’est un très bon choix, Icy : on est dans une ville de droite, historiquement rattachée au pouvoir. Le maire élu est jeune, c’est le garçon le plus proche du Plateau. L’hôpital de la commune est un des seuls à l’équilibre et il gère sans souci l’afflux de malades – coup de bol, il y avait plein de lits vides au moment du confinement et ils ont pu tripler l’accueil en réanimation là-bas. L’administrateur est un ami. Ca va être du petit lait,» s’était réjoui le conseiller.

César se sentit comme chez lui : ça ressemblait bien davantage à une clinique du XVIème qu’à un hôpital universitaire. Pas même cette odeur désagréable de désinfectant bon marché dilué à la javel, pas la moindre petite suspicion de pisse accrochée aux peintures, pas de vague odeur de crasse passée au karcher laissée des indigents trop sales. La visite était gentiment ennuyeuse. Il avait pu s’arrêter pour dire deux ou trois banalités :

« Nous saurons nous souvenir que c’est ce maillage et ces partenariats inédits entre nos hôpitaux, qui sont notre fierté, et toutes les forces de santé disponibles, partout en France, dans les grands centres urbains comme ici, dans des zones plus rurales, qui auront permis à tant de gens d’être soignés dans des conditions optimales. Certains partiront, et le chagrin du deuil nous hantera longtemps, encore, mais aucun Français ne sera parti sans le soutien de ces héros quotidiens que sont nos soignants. Ce soutien et cet attachement des Français à leur système de santé prend aujourd’hui toute sa juste mesure, et grâce au sens des responsabilités de chaque membre du personnel, ici, aide-soignants, infirmiers, brancardiers, médecins, personnel administratif, il devra rester demain, quand nous nous reconstruirons, une des pierres angulaires de notre fierté commune. »

Il leva la tête sur le faciès de pruneau fatigué de l'ancien maire et se dit qu'il ferait une victime idéale pour le virus. Mais il aurait préféré que ce soit Guillaume de Saint-Pourçain qui soit touché par la maladie.

« Monsieur de Saint-Pourçain, bravo pour votre élection. C’est avec cette jeunesse dynamique, engagée, qui n’a pas peur de prendre les devants, que nous pourrons demain bâtir un avenir neuf. La France a besoin de cette unité dont nous savons faire montre aujourd’hui, et je suis convaincu qu’au-delà de nos clivages d’hier, le monde de demain se contruira avec vous, avec moi, main dans la main, avec tous les Français.

- Monsieur le Patron, je ne doute pas que le temps viendra du débat public, des tables rondes où nous trouverons les solutions ensemble pour préparer au mieux le redressement du pays. Pour l’heure, comme vous le voyez, nous avons su répondre aux urgences, et les habitants d’Icy et de toute l’intercommmunalité savent l’importance de cet hôpital sur leur territoire. C’est un élan solidaire merveilleux auquel nous assistons et qui offre un réconfort en ces temps où, nous aussi, pouvons pleurer un proche tragiquement disparu. »

On entendit alors une infirmière interpeler le Patron.

« Enfin, un peu d’action », pensa-t-il.

« Je suis désolé de vous couper dans vos élucubrations, messieurs, mais est-ce que vous connaissez la réalité ? Icy, c’est merveilleux, Icy, il n’y a pas de problème d’argent et je ne sais par quel miracle chaque lit est rentable en temps normal. Je dis bien en temps normal, parce que là, ça va forcément déraper. Je suis moi-même infirmière à la retraite, je suis revenue ici prêter main forte le temps de l’épidémie. Mais pourquoi vous n’allez pas dans le 93 : ma fille travaille dans un hôpital où rien ne fonctionne, contrairement à ce que vous voulez nous faire croire. Son mari est malade, il est en réanimation ailleurs, et on lui a dit de quand même venir, parce que le manque de personnel est tel qu’on ne peut pas la mettre en quarantaine. Vous savez ce qu’on a dit ? Vous savez ?

- Je suis à votre écoute, madame.

- Je me doute bien que vous m’écoutez. Vous êtes venu pour ça. Je m’en veux presque d’intervenir.

- Pourquoi, madame ? Je perçois votre inquiétude, et je la partage.

- On lui a dit de revenir parce que de toute façon, vu les conditions de travail, elle l’avait forcément déjà chopé, le virus, et qu’ils avaient trop besoin de personnel. Elle se met en péril elle, et tout le monde autour : vous trouvez ça normal ?

- Je ne connais pas les conditions de travail de votre fille, et je vais réclamer une enquête. Il est évident qu’il faut protéger tous les Français et vous, personnel soignant, en premier lieu, vous qui êtes les seuls à pouvoir mener efficacement ce combat, avec toute l’humanité qu’il exige.

- Ma fille, Monsieur le Patron, a vu son mari partir en réa. Elle retourne soigner d’autres gens avec la crainte de contaminer tout le monde, parce que vous n’êtes pas foutu d’admettre, vous et ceux qui vous ont précédés, qu’on ne gère pas la santé.

- Madame, je comprends votre désarroi et, croyez-moi, je le partage dans une large part. Nous avons tous pu constater les carences qui se sont fait jour ici et là et je saurai, le moment venu, me souvenir de tout cela quand il faudra structurer différemment nos services, et notamment nos établissements publics de santé, qui font notre fierté, mais aussi notre honneur.

- Mes filles ont raison, il n’y a pas grand-chose à attendre de gens comme vous.

- Madame, j’aimerais que nous restions dans la cordialité qui permet le dialogue. Je vous demanderai de ne pas me faire de procès d’intention. Je vais de ce pas m’entretenir avec la direction de l’hôpital pour comprendre ce qui fonctionne bien et mal, ici, justement, mais aussi là où travaille votre fille, en Seine-Saint-Denis, et en d’autres endroits, nombreux, d’où je ferai remonter des notes détaillées afin d’avoir l’expertise la plus complète possible de ce qui se passe en France avec et pour nos soignants. Je veux connaître toutes les réalités. J’en prendrai personnellement la responsabilité et fixerai un cap très clair au Ministre de la Santé. Merci beaucoup pour cet échange. »

On avait prévenu Petit Lapin que le Patron de la République avait un don pour la prestidigitation. Madame Azizet n’avait pas pu aller plus loin : il avait déjà disparu. Petit Lapin la regarda d’un air désolé et se reprit immédiatement. Il rattrapa la queue du train présidentiel qui se réunissait pour un court entretien avec le directeur de l’hôpital et Lèche-Fion. Pendant ces quelques minutes de banalités, Petit Lapin devait rester ce qu’il avait toujours été jusque-là : un Brutus attendant son heure.

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