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  • Photo du rédacteurPierre Marescaux

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« Hesse ? Je connais pas, je lis jamais d’œuvres traduites et je déteste les romanciers allemands.

- J’y pense tout le temps en ce moment, Monsieur le Président.

- Parce que tu lis, toi ?

- Oh ! non, je ne lis pas. J’ai lu. J’ai arrêté pendant mes études.

- Bon, et alors, qu’est-ce que tu voulais me dire à propos de Hesse ?

- Eh bien, dans Narcisse et Goldmund, Goldmund est tiraillé entre son désir de liberté, son envie de voir du pays, de faire des choses de ses mains, de connaître des gens, et celle d’épouser la robe, de devenir un religieux érudit, conformément à ce que voulait son père et à l’image de son ami Narcisse.

- Bon, et finalement, il sort pour aller baiser des pauvres ?

- Oui.

- Et il est plus heureux ?

- Je ne m’en souviens pas. Je me souviens de son choix, c’est tout. Pour tout vous dire, je crois que c’était assez soporifique. Il sort du monastère et il finit par devenir artiste.

- Qu’est-ce que tu essaies de me faire comprendre, Guillaume ? »

Guillaume avait la cervelle d’un veau en phase terminale d’encéphalopathie spongiforme. Les mots, les gestes, les humeurs, rien ne sortait de lui qu’il ne contrôlât. Et puis il disait un paquet de conneries au sujet de ce roman dont il se rappelait à peine. Il s’en souvenait moins qu’il ne voulait s’en souvenir.

« Après tout, on n’accepte jamais que la lecture fantasmée de nos souvenirs », ajouta-t-il après un long silence.

« Guillaume, tu aurais bien besoin d’un petit massage flamand. Je connais un kinésithérapeute moldave qui dispense ce genre de douceur avec beaucoup de doigté. C’est un gentil massage de la colonne, mais de l’intérieur. Ca vous remet d’aplomb en moins de deux. Je suis sûr qu’il officie malgré le confinement, il a une petite cabane tout au sud du Bois de Boulogne. »

Guillaume ne réagit pas aux provocations du Président.

« Allez, détends-toi, Guillaume. Tout va bien. On va se faire péter la panse et on va débriefer ce petit souci lors de l’interview de ce midi. Normal que tu sentes un léger surmenage. Des malaises, j’en ai eu quelques-uns quand j’appliquais la Méthode. Jusqu’ici, tout s’est très bien passé. La phase 2 du confinement commence dans quinze jours, ça me laisse juste ce qu’il faut de temps pour compléter ta formation. Finies les fléchettes. On va se taper la cloche.

- Ca, j’avais bien compris, remarqua Guillaume.

- La Méthode fonctionne. Tu dois t’en souvenir. Je ne veux pas que tu commences aussi tard que moi à grimper les barreaux. Tu as une chance d’arriver au sommet, là où je peux juste espérer être plus haut si le connard du dessus s’éclate la tronche. Avec ton potentiel et mon savoir-faire, on va te foutre à sa place dans sept ans. Regarde-toi, t’as vraiment une gueule incroyable. Un cureton en costume avec l’énergie d’un bouledogue sous cortisone. Ça, c’est génial. Eh bien, on va se servir de cette belle base et on va aller béqueter. On va choquer ce petit corps.

- Je suis encore sur les pieds paquets de ce midi, Monsieur le Président.

- Omelette au lard à 5h, bœuf bourguignon à 9h, pieds paquets à midi, pâté-patates à l’huile au goûter, apéritif léger, gratons, fritons, et autres merveilles du Sud-Ouest, et ce soir… tu verras bien ! Cinq minutes de sieste obligatoire après chaque repas. Tu te fourres la tête dans une bassine d’eau glacée et interview dans la foulée. C’est le secret. Visiter suffisamment cet état de choc pour le conserver devant la caméra. Sinon, jamais ils ne croiront à tes conneries.

- Je ne vois pas bien en quoi ça va m’aider.

- Mais ferme-la et conduis, Guillaume. Merde, fais-moi confiance deux minutes. C’est pourtant simple, c’est comme les fléchettes, en plus hardcore. Il faut que tout ton corps soit concentré dans ta digestion, que ton cerveau ne soit que partiellement mobilisé par les questions de ton adversaire. Partiellement, mais efficacement. C’est fait pour ça, la tronche dans la glace. Au bout d’un moment, d’ici une semaine, tu pourras retrouver l’état sans avoir à trop bouffer, puis sans avoir à bouffer du tout.

- Je vais crever dans l’intervalle.

- Il n’y a que des médecins au Parlement. Tous connaissent la Méthode. Ils sauront t’aider en cas de difficulté. »


Cela faisait trois jours désormais que Guillaume subissait ce traitement de choc. Le premier jour, le Président avait fait fort, lui assénant après le digestif du troisième repas une gigantesque tranche de pain complet tartinée de gorgonzola à la louche. Il avait dégueulé dans la foulée. Le Président avait ri, lui avait filé deux pastilles de menthe, foutu la tête dans le bac à glace du frigo, lui avait collé une belle baffe et l’avait interrogé. Guillaume avait été parfait, il répondait du tac au tac, distinctement, avec autant d’énergie que de placidité, de distance que d’empathie – son corps pouvait exprimer ces deux sentiments conjointement et, compte-tenu des propos qu’il tenait alors, n’importe quel clampin aurait dit « un flegme qui souligne sa hauteur de vue et une sérénité chaleureuse qui traduit à quel point il se sent concerné. » La vérité, c’est qu’il était simplement très loin de l’endroit où il était et en même temps en totale empathie avec lui-même et l’empire de la digestion. Son corps devenait ambivalent à cause du combat interne qu’il menait. Brillante découverte du Président.

« La Méthode, ce n’est pas moi qui l’ait inventée. Mais je l’ai perfectionnée. Je suis allée au bout, avec l’aide des médecins, en mode scientifique. J’ai fait comme a fait Djokovic pour devenir le meilleur, j’ai appliqué des règles strictes à ma diététique pour optimiser un potentiel assez médiocre. Même si j’étais malin et très technique. Avec toi, on peut friser le génie. J’ai hâte de voir comment tu seras dans huit jours.

- Monsieur le Président, dans huit jours, je serai mort.

- Ou alors c’est moi, dit-il en riant.

- Sait-on jamais ? » répliqua machinalement Guillaume.

Le Président sourit largement : la Méthode fonctionnait, et même plus vite qu’il ne l’imaginait. Elle modifiait le rapport de Guillaume à son entourage. Il cessait d’être l’insupportable petit larbin qu’il croyait devoir être pour devenir une bête froide, abrutie, à peine plus libre qu’un canard dans une ferme à foie gras. Il devenait une usine à répliques, peu importait qui il avait en face. La Méthode, ça permettait à un politique brillant de transformer les directives de son parti, ses éléments de langage, en pure poésie. C’était la transcendance appliquée à l’électoralisme. La possibilité de changer un soldat en performer berlinois en un claquement de doigt et en gardant son costume deux boutons.

« Bon, tournez à gauche après le Château de Saint-Germain. La petite propriété, là, avec la grille ouverte. On nous attend. Non, pas la grande maison, Guillaume, celle du garde, à l’entrée. On va nous y servir une jolie blanquette, bien citronnée comme j’aime, après deux-trois poireaux vinaigrettes. Ce soir, c’est maigre.

- On est d’accord, demain soir, c’est moi qui choisit ?

- On est d’accord, Guillaume.

- Alors demain, on va aller goûter les produits de la ferme.

- Très bien. J’adore me mettre au vert. »

Le Président ne croyait pas si bien dire.




en photo : Nature morte aux fruits et au gibier, Alexandre-François Desportes

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